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29 avril 2007 7 29 /04 /avril /2007 13:04
 
Plus une question est naïve, plus elle est philosophique. Pour les réponses, c’est l’inverse.
 
 
 
 
Si la vie n’a pas de sens, à quoi bon vivre c’est-à-dire faire les efforts parfois extrêmes qu’elle nécessite ? à quoi bon aussi la donner ? comment même expliquer que des criminels la prennent, puisque le mal qui est la négation du sens ne saurait s’attaquer à ce qui n’en a pas ? Or nous vivons, nous faisons des efforts et le mal existe. Chacun pense donc que la vie « vaut la peine » d’être vécue, comme si elle se trouvait depuis toujours estimée par cette équivalence qui marquerait sa justification, interdisant qu’on la réduise à la contingence d’exister. Cela ne va pas toujours de soi : la possibilité reste ouverte qu’un jour, les conditions étant alors ce qu’elles seront (maladie atrocement invalidante, diminution drastique des facultés intellectuelles, perte d’êtres chers, déshonneur…), il nous apparaisse que « vivre, ce n’est pas cela ». Ce jour-là nous saurons sans erreur possible que nous aurions tort de poursuivre parce que la vie n’aura plus de sens. Et personne ne veut d’une vie qui n’ait pas de sens.
Nous ne possédons aucun savoir sur le « sens de la vie » ; en posséderions-nous un – doctrine métaphysique, révélation religieuse – qu’il serait forcément lettre morte, puisqu’on pourrait aussi bien s’y soumettre ou s’en indigner qu’y rester indifférent : son sens viendrait de notre attitude dès lors forcément arbitraire. Cependant nous ne sommes pas sans savoir que, dans les conditions qui nous sont actuellement faites, si absurde qu’elle puisse apparaître aux yeux des autres et parfois de nous-mêmes, la vie que nous menons a encore un sens… Autrement dit nous vivons comme si nous étions les détenteurs d’un savoir sur la vie qui nous la fait reconnaître comme encore valable, mais un savoir seulement susceptible d’être appréhendé de manière négative, à travers l’impossibilité d’aller au-delà d’une certaine limite, de payer pour la garder plus qu’un certain prix. Car pour chacun, et sans qu’il sache d’avance laquelle, il y a une limite au-delà de quoi la vie n’aurait plus de possibilité d’être vraiment la vie : elle le serait toujours en réalité, mais plus en vérité. Aucun être humain ne veut d’une vie qu’il n’ait pas d’une manière ou d’une autre raison de mener.
Ainsi chacun vit-il pour lui-même d'un vivre ordonné moins à la réalité qu’à la vérité manquante de sa propre compréhension,une vérité singulière plus radicale que la vie parce qu'elle en est la décision, tache à jamais aveugle d'une existence par elle seulement humaine et personnelle. La question du sens de la vie est celle de cette tache aveugle.
 
L’hypothèse de l’« éthique » et de la « vie bonne »
 
Une première réflexion semble indiquer la nature de cette « tache aveugle » : n’est-il pas évident que nous agissons à chaque fois « pour le mieux », même si nous ne sommes pas toujours capables de discerner réellement notre bien ? En d’autres termes, ne sommes-nous pas guidés par une certaine idée de la vie « accomplie », dont nous n’avons le plus souvent qu’une conscience obscure mais qui agirait en nous à la façon d’une boussole pour maintenir le cap dans la multitude contradictoire des nécessités quotidiennes ? Dans ce cas, l’idée de la limite s’éclai­rerait : il peut arriver que des événements nous affectent d’une manière telle que l’accom­plis­­sement de notre vie devienne définitivement impossible. Nous choisirions alors d’y mettre un terme, en toute conscience, afin de conserver un minimum d’estime de soi. On parlerait donc d’une éthique (par opposition à la morale qui renvoie au respect de soi et concerne la légitimité universelle de nos actions, quelles que soient par ailleurs nos fins ultimes) pour désigner cette poursuite de la « vie bonne », dans la diversité concrète et souvent aporétique des situations (1).
Outre sa générosité peu réaliste, cette position est aujourd’hui intenable parce qu’elle méconnaît l’enseignement essentiel de la psychanalyse, qui est non seulement que nous sommes divisés, mais que nous sommes littéralement faits de notre division. S’en trouve totalement ruinée l’hypothèse d’une finalité intérieure dont l’agir humain serait habité, même si on la conçoit comme un va et vient de détermination réciproque entre un idéal (d’ailleurs injustifiable : pourquoi telle idée de la « vie bonne » plutôt qu’une autre ? par simple contingence culturelle et psychologique ?) et les principales décisions que nous sommes amenés à prendre au cours de notre vie. Non seulement nous sommes divisés entre ce que nous voulons et ce que nous désirons (ainsi tout élève veut réussir à l’école ; mais le comportement de beaucoup montre qu’ils ne le désirent pas) et par conséquent entre la poursuite consciente de notre bien dont la notion se rassemble dans l’idée générale de bonheur et la recherche réelle d’autre chose qui n’est pas notre bien, mais encore nous sommes divisés entre ce que nous représentons à nous-mêmes et aux autres et ce que ces autres entendent et voient de nous. De sorte que nous ne savons absolument pas qui nous sommes : nous en avons seulement une imagination de type romanesque (nous sommes le personnage principal de notre vie), par ailleurs en permanente reconstruction (on ne raconte pas du tout la même enfance à 20 ans et à 50). Cette imagination nécessaire n’est certes pas sans intérêt pour la réflexion, mais il faudrait la qualifier de mensonge si nous prétendions la substituer à la reconnaissance de l’aberration que nous sommes réellement pour nous-mêmes, nous qui n’avons pas voulu être ce que nous sommes (qui aurait choisi d’être lâche ou paresseux ?) et qui ne nous comprenons pas. Et puis les grandes épreuves que nous devons parfois traverser, celles qui subvertissent notre conscience de nous-mêmes, nous laissent parfois sidérés de nous être aperçus tels que nous n’aurions jamais pu concevoir que nous étions... Dans ces conditions, la question pour chacun du « sens » de sa vie ne peut pas être celle de son rapport à un idéal, même confus et constamment redéfini. Par « éthique » il faut donc entendre tout autre chose que ce qu’indique la tradition aristotélicienne : ce n’est pas d’une « vie bonne » ni par conséquent du service des biens qu’il s’y agit, mais d’une sorte de butée à tout ce que nous pouvons accepter – une butée aussi absurde que le fait d’exister, aussi injustifiable que le fait d’être soi et non pas quelqu’un d’autre (2). Nous ne refuserons jamais la vie, si contraire qu’elle puisse être aux représentations normatives que nous nous en faisons (peut-être accepterons nous avec reconnaissance une opération nous assurant une vie que nous estimons aujourd’hui affreuse ou indigne) ; mais il se peut qu’un jour nous constations, comme on constate la présence d’un caillou au fond d’une rivière sans qu’il y ait le moins du monde à en délibérer, qu’elle n’est plus acceptable – alors même qu’elle pourra correspondre encore à la représentation normative que nous en avons. La question du « sens de la vie » est de penser cette éventualité, qui n’est jamais celle d’une estimation volontaire et consciente.
 
Notre vie comme métaphore légitime
 
Tout le monde sait qu’il y a une limite, et chacun le dit. Il faut écouter cette parole : personne ne veut d’une vie qui ne représente plus rien, qui soit sans signification, qui ne soit plus vraiment la sienne. La question du « sens » de la vie renverrait donc à la nécessité qu’elle soitune représentation, et que cette représentation soit elle-même originale et singulière puisqu’une vie où s’effectuerait une nécessité transcendante, si sublime qu’on puisse l’imaginer, l’aurait pour vérité et ne serait pas vraiment propre à son sujet. On récusera donc aussi l’idée, inhérente à la réflexion universalisante, que le « sens de la vie » soit finalement moral. Car si « Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple » (3), cette personne ne compte pas puisqu’elle sera d’autant plus accomplie qu’elle aura moins différé de la nécessité morale, par définition unique et universelle. Or nul ne veut d’une vie qui ne soit pas vraiment la sienne. On objectera qu’une majorité d’humains ont choisi le conformisme et la soumission comme existence personnelle. Mais précisément : ils les ont choisis, ils ont décidé de se mentir (la « mauvaise foi » sartrienne) en faisant semblant de croire qu’il suffit qu’une habitude, un savoir ou une révélation soient donnés (ce qui n’est d’ailleurs jamais le cas puisqu’on peut toujours réexaminer ce qui a été fait et dit) pour être valables. Identique à son propre déni, la trahison de soi reste un acte, une décision singulière, donc une certaine option personnelle sur le « sens de la vie ». Autrement dit personne n’est vraiment n’importe qui, à commencer par celui qui enferme sa vie dans la passion rageuse d’être réellement n’importe qui. Bref, on ne peut parler d’un « sens de la vie », même dans cette éventualité paradoxale, qu’à le supposer propre, donc singulier et inouï.
Une telle représentation, opposée à une objectivité que chacun effectuerait semblablement, c’est une métaphore. Impossible autrement de répondre aux exigences rappelées : la métaphore représente quelque chose, et elle le fait d’une manière non seulement juste mais propre et singulière c’est-à-dire inouïe – puisque toutes ne conviennent pas et qu’elle est forcément une invention (on ne peut pas apprendre à en faire). Si donc nous admettons l’idée d’un sens de la vie, nous posons par là même pour chacun que la réalité normative de sa vie est son statut de métaphore. Mais métaphore de quoi ? 
Il suffit de poser la question pour avoir la réponse, dès lors qu’on l’entend à travers la nécessité d’avoir encore raison de vivre : c’est la vérité qui est en cause. En cause, précisément : une vie qui n’aurait plus de sens, c’est une vie qui ne représenterait plus la vérité, qui n’aurait plus la vérité pour cause représentative. Penser cette tache aveugle du rapport singulier à la vérité impliqué dans l’idée de vie acceptable, c’est d’abord élucider le rapport de représentation que la vie entretient avec la vérité.
 
La métaphore vitale
 
Qu’est-ce donc que cette « vérité » que notre vie représenterait toujours déjà et qui, dès lors, la causerait comme valable et pas simplement réelle ? Pour répondre à cette question, le plus simple est de considérer l’idée de la vie en général à la lumière de la nécessité métaphorique, et ensuite de rapporter ce que nous aurons découvert à la nécessité, pour nous, de ne jamais mener qu’une vie qui soit encore acceptable.
La vie, quand on ne la confond pas avec le biologique, est la compréhension de ce qui est dans l’horizon d’un monde, lequel est toujours celui qu’un vivant spécifique (la mouche, l’éléphant...) ouvre pour lui-même. Pour le vivant, ce qui est n’est pas compris comme étant mais comme valant. Par exemple, la gazelle est une proie pour le lion : son être propre (elle existe singulièrement) est toujours déjà converti en une valeur (« proie ») dont on peut dire indifféremment qu’elle est sa réalité dans le monde du lion autrement dit la compréhension qu’il en a, et la forclusion de son être (dans le monde du lion, la gazelle n’a jamais été qu’une proie – en quoi son être propre ne consiste assurément pas). Toujours compréhension, la vie est donc représentation originelle de l’être – ou plus précisément de l’existence, si l’on définit par ce terme l’être d’un étant dans l’intransitivité de sa position –  par la valeur,et cette représentation de l’existence ne diffère pas du fait de l’avoir exclue depuis toujours. Or ce phénomène d’existence toujours déjà perdue dans la valeur qui la représente, comment le nommer, sinon métaphore vitale ? « Proie » est en effet la compréhension métaphorique de l’existence de la gazelle par le lion, parce qu’il est un lion et non pas, disons, un éléphant. D’où cette définition de la vie : la métaphorisation qui a toujours déjà eu lieu de l’existence en valeur.
 
L’institution réflexive de l’existence en vérité
 
Quand il s’agit d’un lion, tout en reste là parce que la question d’avoir raison ou tort ne se pose pas (le lion n’a pas tort de voir une proie dans la gazelle : c’est un lion, et voilà tout). Mais nous qui réfléchissons pouvons considérer qu’un lion est par nature incapable d’apercevoir la vérité de la gazelle. De sorte que la réflexion que nousopérons en définissant ainsi la vie constitue l’existence comme la vérité dont chaque valeur, précisément d’en être la représentation, sera originellement sanctionnée : c’est le représenté qui sanctionne le représentant comme légitime, et « proie » représente l’existence de la gazelle dans une compréhension que nousdirions donc illégitime si elle n’était pas celle d’un lion. Il n’est pas capable de vérité envers la gazelle mais l’homme, par ailleurs lui aussi prédateur, n’est pas sans avoir cette capacité, dont témoignent notamment certaines sculptures africaines. Et certes l’art, la philosophie et la science, où il s’agit à chaque fois de penser la vérité de ce qui est, sont pour nous des éventualités constituantes.
Ainsi l’homme, dont la vie doit être valable avant d’être réelle c’est-à-dire est toujours déjà en question pour elle-même, est son propre rapport avec l’existence pourtant perdue depuis toujours, puisqu’elle seule peut légitimer sa compréhension qui est la vie, et que personne ne veut d’une vie qui ne soit pas valable d’une manière ou d’une autre. En toute chose que nous appréhendons (valablement), c’est de l’existence perdue depuis toujours qu’il s’agit à chaque fois. Bref, si toute chose n’apparaît au vivant qu’en fonction des a priori spécifiques dont son monde se structure, c’est l’existenceque dès lors elle frappe d’impossibilité en la métaphorisant depuis toujours en valeur – que la vie en question pour elle-même désigne à nos yeux comme « vérité », donc comme son critère.
L’existence identique à sa perte originelle ne concerne que nous, puisque le vivant naturel est étranger à la nécessité que sa vie soit valable. Il ne faut donc pas naïvement considérer l’existence en soi comme le critère universel de la valeur, en disant par exemple que l’éléphant serait susceptible de plus de vérité sur la gazelle que le lion parce qu’il n’y voit pas une proie. Autrement dit : la « vérité » est l’existence, non pas en soi (la limite du pur être-là dont il n’y a rien à dire) mais en tant que la vie, toujours déjà réfléchie par nous qui n’acceptons qu’une vie valable, se constitue ainsi d’en être la perte. Le vivant malade de lui-même ne peut pas ne pas avoir institué l’existence manquante en vérité dont il s’autorise depuis toujours.
Pour nous qui ne maintenons jamaisqu’une vie légitime (même si nous acceptons parfois des conditions que nous imaginions inacceptables), la question n’est donc pas celle de la valeur toujours déjà effective (la vie), mais celle de la valeur des valeurs (la vie encore valable). Telle est la nécessité réflexive : l’homme est l’animal qui évalue les valeurs, pour parler comme Nietzsche, et il ne peut le faire qu’en instituant comme vérité ce dont l’ordre axiologique (autrement dit la vie) est à chaque instant la compréhension métaphorique – à savoir l’existence dès lors identifiée à son propre manque. Les valeurs ne sont donc pas simplement réelles mais, comme être des choses pour nous, elles sont valables – du moins jusqu’à présent. Des valeurs valables, ce sont des valeurs vraies, comme l’indique d’ailleurs la figure idéale du sage qui n’est pas celui qui connaît les choses (ce n’est pas le savant), ni celui détermine leur valeur (ce n’est pas l’expert), ni même celui qui effectue les valeurs (ce n’est pas le saint) mais celui qui estime justement les valeurs. Nous n’acceptons jamais qu’une vie qui soit « vraie » (ce qui peut se traduire paradoxalement par l’illégitimité d’une vie qui ne serait pas mensongère), c’est-à-dire dans laquelle cette causation métaphorique de la valeur par une existence dès lors identifiée à la vérité se laisse encore reconnaître. Bref, aucune vie humaine n’est seulement mondaine, c’est-à-dire dénuée de sens.
D’où l’on conclut que la vie personnelle n'est possible en vérité qu'à « être » (métaphoriquement, donc) une existence. L'échec en serait alors notifié par cette formule, dont le comique tient justement à l'indication comme telle de la métaphore, dite par Louis Jouvet dans Hôtel du Nord : « Ma vie n'est pas une existence »...
 
La métaphore comme distinction : vérité qui compte et réalité qui importe
 
La question du sens est d’abord celle du critère, à laquelle on vient de répondre : la définition de la vie comme métaphore de l’existence et l’institution corrélative de cette dernière en « vérité » rendent compte de l’impossibilité d’accepter une vie qui ne soit plus valable c’est-à-dire qui ne représente plus rien. Reste à penser la portée singulière impliquée dans l’idée d’un « sens de la vie » : personne ne veut d’une vie qui ne soit pas vraiment la sienne c’est-à-dire qui n’ait pas, dans l’inouï qui définit la métaphore, une signification où s’identifieront le personnel et l’original. Comment cette nécessité permet-elle de comprendre qu’on accepte encore de vivre ?
On vient de le dire : il s’agit toujours que notre vie conserve son statut de métaphore légitime pourl’existence. Ce statut, la métaphore en général en fait une identité : par exemple le chevalier Bayard était un lion (conservons ce registre d’images), et il s’agit que notre vie reste une existence. L’invention que toute métaphore doit être – puisqu’on la pense à l’encontre du concept qui est rassemblement nécessaire, donc impersonnel, de ce qui est dans une subjectivité par là même transcendantale – sera d’abord une aberration, une folie : notre vie n’est pas plus « une existence » que le dernier chevalier français n’était un félin africain ! Pourtant l’invention métaphorique est de le poser, contre toute réalité... La métaphore, c’est donc que la réalité ne compte pas (je sais bien que c’était un homme, mais je dis quand même que c’était un lion) et par conséquent de la faire disparaître (je ne dis pas que cet homme était fort et courageux mais que c’était un lion). Pourtant la métaphore doit être comprise puisqu’elle est une manière de signifier : une réalité extérieure (ici la force et le courage) doit être représentativement importée dans le savoir de quelqu’un. Dans la métaphore, la réalité ne compte donc pas, mais bien sûr elle importe : impossible de dire que Bayard était une belette, par exemple. Alors ou bien on nie la métaphore en faisant comme si elle était un concept raté (certaines personnes ne pourraient penser que par images – à moins qu’il y ait des réalités trop subtiles pour être dites normalement), auquel cas on s’en tient à ce qu’elle donne à comprendre, ou bien on la respecte en y reconnaissant une invention et on pose que tout cela, qui continue bien sûr d’importer, ne compte pas ! Disons le autrement : la métaphore s’oppose au concept en ce qu’en elle la question de la représentation se soumet à celle de l’originalité jusqu’à y être barrée. Bref, la métaphore opère la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, et institue son sens propre en faisant que ce qui importe ne compte pas.
On a compris l’enjeu de cette discussion : si la vie, telle qu’elle se réfléchit en n’étant réelle qu’à être valable, est bien métaphore de l’existence, alors cette existence importe assurémentpour la comprendre, mais c’est la vie elle-même qui compte ! Telle est la question de l’originalité c’est-à-dire de la singularité de chaque vie, qu’on manquerait en y voyant la représentation forcément indifférente d’une même existence (quand il s’agit de représenter, la représentation elle-même ne compte pas). Mais attention : cette vie propre qui compte par opposition à l’existence qui importe à sa représentation, il s’agit qu’elle soit valable c’est-à-dire sanctionnée par la vérité. Cela ne revient-il pas à dire que c’est la vérité et non la vie qui compte ? Et de fait : si la vie comptait vraiment la question de son sens ne se poserait jamais (on vivrait toujours à n’importe quel prix)… Donc ou bien c’est la vie qui compte et alors la vérité n’est que plus ou moins importante (elle importerait de la légitimité), ce qui revient à en faire une sorte de réalité ; ou bien c’est la vérité qui compte et la vie, à en être l’instrument normativement anonyme et impersonnel, ne compterait pas. N’est-ce pas l’alternative qui s’impose ? Comment sortir de la difficulté ?
En n’oubliant pas ce que nous avons appris en réfléchissant sur la métaphorisation particulière de l’existence dans la vie qui est en question pour elle-même !
Car nous avons appris que celle-ci produit celle-là comme vérité puisque c’est seulement le manque qui définira toujours l’existence pour nous et que la vérité n’est que sa distinction d’avec la réalité – laquelle distinction en acte est la métaphore elle-même... De sorte que la vérité n’est pas la cause de la métaphore mais bien au contraire son résultat et même sa réalité (4) ! Pour la réfléchir on dira que, produite par la métaphore qui reste par ailleurs une manière de représenter ce qui importe en sanctionnant, la vérité est la nécessité de substituer la justesse à l’exactitude. Que Bayard ait été fort est courageux est exact, qu’il ait été un lion est vrai. Il y a seulement la métaphore qui vaut en elle-même (elle compte : c’est une invention inouïe née entre les mots) – dès lors qu’elle est légitime (importance de ce qu’on a compris).
La question du « sens de la vie », pour nous qui ne vivons jamais à n’importe quel prix, est donc qu’il y ait encore de la justesse dans le fait de vivre.
 
La vérité et sa rencontre
 
Dans la métaphore qui est par ailleurs une manière de faire comprendre, autrement dit qui se distingue par son aberration littérale de la représentation qu’elle reste par ailleurs, c’est le représenté qui importe (le courage et la force de Bayard font de la mention du lion une indication valable de sa réalité). Par conséquent on ne peut conserver la définition de la vie comme métaphore de l’existence qu’à supposer que nul n’est sans savoir en quoi l’existence consiste, puisque l’éventualité que chacun en vienne un jour à constater que sa vie « n’est pas une existence » est constitutive de l’humain. Il y aurait donc une instance privilégiée d’où nous tiendrions cette définition sans par ailleurs en avoir conscience ? Il est en effet nécessaire que nous ne soyons pas sans savoir ce qu’il en est de l’existence – alors même qu’une réponse dogmatique à cette question (métaphysique, religieuse) est discréditée d’avance – pour que la nécessité d’avoir raison de vivre se réalise dans la vie singulière de chacun.
Alors y a-t-il des sujets pour l’existence, que nous aurions toujours déjà rencontrés et desquels nous tiendrions, sans le savoir, une telle intuition ?
La question indique où les chercher : du côté de la suspension de la vie – qu’on peut formellement nommer « gratuité ». Disons-le d’emblée : ce sont les personnes et les œuvres, parce que pour elles seules l’existence compte – alors qu’elle importe dans tous les autres cas (par exemple pour manger, il importe que l’aliment ne soit pas qu’une idée ; or ce qui compte, ce n’est pas que l’aliment existe mais qu’on mange). Dire que leur existence compte, c’est dire que leur rencontre est forcément un suspens de notre compréhension, de notre emprise transcendantale, bref une déchirure du monde. 
Chaque œuvre présente un intérêt culturel, historique, psychologique, etc. que nul ne songerait à nier ; mais ce qui compte, en elle, c’est finalement qu’elle existe – sinon on nie qu’elle soit une œuvre en la réduisant à la forme et au document qu’elle est par ailleurs (sa réalité, non sa vérité). De même chaque personne remplit une fonction, a tel ou tel caractère, est plus ou moins importante pour notre vie sociale et affective ; mais ce qui compte, c’est qu’elle existe. Chacun le sait : devant une œuvre dont nous sommes parvenus à reconnaître qu’elle en était une, nous nous sentons saisis de gratitude ; nous voudrions la remercier d’exister. De sorte qu’il revient au même de dire à son propos que l’existence compte et de définir l’œuvre comme quelque chose qui existe à la manière de quelqu’un. Les personnes et les œuvres, pour cette raison, on les rencontre. L’idée de « rencontre », c’est simplement l’idée que l’existence (comme telle c’est-à-dire en tant qu’elle compte et non pas qu’elle importe) barre la compréhension qui, comme le mot l’indique d’ailleurs, concerne expressément ce qui importe – la réalité que dès lors seulement on oppose à la vérité.
Tout vivant susceptible de rencontrer (par opposition à apercevoir et à comprendre) recèle donc en lui un rapport originel à ce qui compte, c’est-à-dire à la vérité dont sa vie tiendra par conséquent son statut d’être valable et pas seulement réelle.
On apercevra cette nécessité en reconnaissant que la rencontre a toujours déjà eu lieu. Non pas que nous ne soyons pas susceptibles de rencontrer une œuvre ou une personne demain matin, mais nous ne le saurons qu’après coup, quand nous dirons, depuis une perte originelle de nous-mêmes où nous reconnaîtrons la puissance de la vérité : « je suis désormais quelqu’un d’autre ». J’appelle « humain » tout être dont la vie est gouvernée par ce qui compte, autrement dit tout être qui n’est (désormais) lui-même que depuis l’autre côté du miroir – puisque la rencontre est un arrachement au monde et que toute aperception de soi-même a forcément lieu dans le monde (Kant), où nous sommes le semblable de nos semblables. L’idée d’extériorité radicale impliquée dans celle d’un « sens » de la vie acquiert ainsi son intelligibilité.
 
Les points de vérité dont la vie s’autorise
 
L’inquiétude qu’on traduit par la question du « sens de la vie » renvoie donc à la rencontre, dont on peut aussi bien dire qu’elle n’a jamais eu lieu, puisque pour nous c’est toujours de l’existence manquante qu’il s’agit en vérité. On nomme donc une déchirure du monde ayant valeur d’origine. Elle ne peut pas être dite comme telle ni par conséquent comprise, puisque dans le monde l’existence importe autant qu’on voudra (par exemple dans le besoin qu’on a d’une chose) mais elle ne compte jamais. Pour la dire, non pas comme présence évidente (je vois bien que tel objet existe) mais comme perte originelle pour une vie encore valable, il faut une parole sortie du monde : une parole qui soit littéralement folle comme l’est par exemple l’identification du dernier chevalier français à un félin africain. L’aberra­tion métaphorique est ainsi le pendant de l’idée de « sens de la vie », qui signifie d’abord l’extériorité au monde. La rencontre ne pourra jamais se dire autrement que dans cette aberration. Inversement, là où il y a métaphore, il y a eu rencontre – faute de quoi le locuteur aurait parlé par concepts, où l’unité nécessaire du compris se dit anonymement.
Cependant l’intelligence positive de cette nécessité nous manque encore : comment passer de la rencontre comme suspension de la vie, donc de la métaphore comme aberration, à la signification désormais personnelle c’est-à-dire à l’impossibilité pour chaque vie humaine qu’elle ne soit pas singulièrement, et par là vraiment, celle de son sujet ? Et qu’est-ce que la rencontre, pour qu’elle installe après coup le vivant qu’elle concerne dans le statut d’être « désormais un autre » c’est-à-dire d’être vraiment soi – depuis l’autre côté du miroir et donc en distinction de toute « semblance » ?
L’extériorité impliquée dans l’idée de « sens » de la vie, autrement dit sa définition à partir de ce qui compte, elle qui est la compréhension de tout ce qui importe, ouvre à une notion qui désigne un moment d’arrêt de la compréhension donc un moment de vérité : celle de l’épreuve – suspension de la vie chez celui qui par ailleurs est resté vivant. La définition de l’épreuve est qu’on n’en revienne pas en vérité, bien qu’en réalité on soit à nouveau là (je pense à certaines personnes qui ne sont jamais revenues de déportation, bien qu’en fait elles aient depuis repris leur vie professionnelle et familiale) ; de sorte que dans la vie l’épreuve accomplit la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, caractéristique de la métaphore.
La notion de « marque » dit ce paradoxe : être marqué, c’est n’être pas revenu d’une certaine épreuve, bien que « par ailleurs » (dans l’ordre du compréhensible, de ce qui importe) on soit encore là ou, si l’on préfère, c’est être désormais un autre bien qu’on soit toujours le même. Car la marque, reste de l’épreuve comme le savoir est celui de l’expérience, est le fait de ce qui compte (je ne peux compter une diversité d’éléments qu’à marquer chacun d’eux) – de sorte qu’on peut aussi bien la définir pour nous comme un point d’origine : un ombilic de vérité interdisant à la vie d’être seulement la vie bien qu’elle ne soit évidemment rien d’autre (rappelons que la vérité n’est pas une nouvelle sorte de réalité). La constatation que nous ferons peut-être un jour de ne plus pouvoir accepter la vie aura ce point pour lieu propre : le lieu où notre vie est vraiment la nôtre, alors que par ailleurs elle est celle d’un sujet quelconque (nous sommes ce que n’importe qui serait à notre place). L’extériorité impliquée dans l’idée de « sens » de la vie ne renvoie pas seulement à la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, donc aux deux côtés du miroir, mais elle acquiert ainsi une dimension locale : la marque, c’est l’extériorité locale de la vérité à la vie, qui la cause comme vraie et pas seulement réelle (5) c’est-à-dire qui distingue ce qui compte de la réalité, hors de quoi il n’y a par définition rien. Nous sommes marqués en beaucoup d’aspects de notre vie, qui n’est donc pas vraie d’une manière générale et une (autrement dit métaphysique) : l’autre côté du miroir est multiple en nous, corrélatif d’autant d’épreuves traversées…
Ainsi s’éclaire le statut de métaphore légitime pour notre vie. Car une métaphore n’est un type de compréhension (une comparaison implicite) que pour ce qui importe, ce qui ne marque pas et dont l’aperception n’est pas une épreuve. Si donc on produit une métaphore, ce n’est pas pour dire quelque chose qu’on aurait compris (il suffit de parler assez longtemps pour dire n’importe quoi) mais parce qu’on est marqué ! La causalité n’est plus positivement finale mais négativement efficiente puisqu’être marqué, c’est n’être pas revenu d’une épreuve bien que « par ailleurs » on soit là pour en avoir la représentation ; de sorte que là où nous devrions poser une compréhension il n’y a tout simplement personne pour le faire… bien que « par ailleurs » on soit toujours en mesure de comparer. Ceux qui ont vu combattre le dernier chevalier français sont restés marqués par ce spectacle : « Bayard, c’était un lion ! » Parole de fous, en effet, c’est-à-dire d’absents puisqu’ils ne sont « pas revenus » de ce qu’ils ont vu : dans la folie le langage parle tout seul. Pourtant ils n’étaient pas fous puisque par ailleurs ils sont restés les hommes raisonnables qu’ils étaient – et un homme raisonnable peut trouver des points de comparaison, établir des analogies. Autrement dit la métaphore n’est pas un délire : c’est une folie qui par ailleurs (là où cela importe et ne compte pas) est une comparaison.
Ainsi notre vie, localement autorisée de ce qui compte et qui nous a définitivement marqués, n’est-elle que par ailleurs (dans sa réalité, non dans sa vérité) la compréhension de ce qui importe…
 
L’épreuve originelle et les marques
 
La métaphore, où la vérité s’institue de sa pure distinction, est toujours parole d’un éprouvé, de quelqu’un qui n’est pas revenu d’une certaine épreuve bien que par ailleurs (là où il est n’importe qui – et n’importe qui est capable de comparer) il soit toujours le même. L’originalité personnelle a donc la marque comme lieu propre : c’est le même de ne pas être n’importe qui et d’être marqué (6). Lieu de la vérité, la marque est un point d’impossibilité pour la vie, qui est toujours compréhension spécifique de l’étant – et l’on nomme alors « vérité » l’impossibilité distinctive de la métaphore vitale, dont le « concept » relève encore. C’est donc toujours ponctuellement qu’on peut dire de chacun qu’il est lui-même : par ailleurs il est n’importe qui. Mais cette vie est désormais vraie : la marque la cause comme telle. La notion de « marque » dit cette causation.
Or cela renvoie à une condition originelle elle-même véritative (marquante), s’il n’y a de vérité qu’en vérité et non en fait (en fait, il y a toutes sortes de réalités, dont la représentation et le savoir). Chaque métaphore doit donc s’originer comme telle dans une première épreuve dont toutes les autres seront à chaque fois la réitération rétrospectivement déterminante.
En effet : tout être parlant est un survivant – il survit au langage, perte de son existence au profit de sa représentation par chaque signifiant renvoyant à tous les autres (je vous parle et vous m’écoutez en passant d’un mot à l’autre, non pas en imposant un bloc de présence qui serait moi comme identique à ma propre vie – auquel cas je serais mon corps ; or non : j’ai un corps). Métaphoriser cette existence perdue est notre destin, qui est toujours celui d’un « marqué » (par opposition à la destinée qui renvoie au savoir, par exemple génétique, social ou psychologique, dont n’importe qui relève à une place donnée).
Mais l’épreuve originelle n’ouvrirait à aucun destin (nous ne serions que notre perte dans le langage) si notre vie n’était lestée de ces impacts de vérité, points de butée qui la causent localement comme déterminée en vérité, et dont l’aveugle pluralité (nul transcendantal ne rassemble les marques) empêche que la limite de l’acceptable apparaisse toujours au même lieu. Car lorsque nous pensons à une raison de vivre, c’est d’une autre raison de ne pas tout accepter qu’il s’agit. Nous ne comprendrons pas la décision qu’un jour peut-être nous aurons raison de prendre.
 
Réponse à la question
 
Comme le sujet cartésien qui ne différerait pas de sa marque (7), nous sommes la notre puisque nous avons pour réalité de n’être pas revenus de l’épreuve du langage ; mais cette marque a été rétrospectivement instituée en vérité – seulement partielle – en chacune des rencontres que nous avons faites. De sorte que chaque moment de suspension de la vie, de « gratuité », apparaît à la réflexion comme le don qui nous a été fait de nous-mêmes, si terrible – voire parfois atroce – qu’il ait pu être.
A chaque fois une légitimité de vivre a été donnée, jamais la même. Les marques coexistent en s’ignorant.
Ce qui compte relève de la grâce, laquelle est simplement que la réalité – peccative, judiciaire, gravitationnelle… – importe mais ne compte pas. Dès lors le « sens de la vie » apparaît dans l’expression subjective de la notion : c’est la gratitude, puisque c’est seulement d’avoir été (ponctuellement) donnée comme vraie que notre vie est (encore) acceptable.
Avant d’être un sentiment, la gratitude est une nécessité inhérente à la vérité elle-même, c’est-à-dire à son institution comme telle par l’impossibilité que ce qui importe puisse jamais compter (de sorte que l’ingratitude est toujours une trahison de sa propre vérité : s’en tenir à ce qui importe (8)). On peut donc la définir comme l’impossibilité que cesse de compter ce qui nous a marqués. Sa réalité, souvent paradoxale comme dans le cas de la modernité marquée par la souveraineté subjective, est l’impossibilité que nous acceptions jamais de vivre sans y être (encore) autorisés.
Localement extérieure à elle-même, notre vie est grâce, mais à chaque fois là où nous ne savons pas c’est-à-direà la marque – hors de toute compréhension donc en exclusivité à toute finalité et ainsi à toute éventualité de bonheur. Presque tous l’ignorent puisque la finalité est la première structure du monde ; mais personne n’est sans le savoir.
 
 
 
 
 
NOTES :
 
1.       Telle est notamment la position de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
 
2.       Jamais Antigone ne délibère c’est-à-dire ne cherche à agir en vue du meilleur dans l’horizon final d’une « vie bonne ». Elle donne d’emblée la vraie raison du refus qui causera sa perte : elle est elle et non pas quelqu’un d’autre (Pléiade, 1967, p. 568, vers 32).
 
3.       Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, Delagrave 1971, note p. 102
 
4.       Raison pour quoi la vérité ne peut pas plus être une métaphysique qu’une révélation mais seulement une création : sa notion relève du génie, non de l’intelligence ou de la croyance.
 
5.       L’acception commerciale de la notion en atteste : comme chaussures de sport, l’adolescent veut des vraies, c’est-à-dire des produits qui soient « de marque » ; leur réalité (qualité de fabrication, confort, etc.) ne compte pas pour lui.
 
6.       La marque commerciale est l’application aux marchandises de cette vérité. Elle est pour l’acheteur une promesse non pas de qualité pour le produit mais de distinction pour lui-même.
 
7.        « Et de vrai, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de cet ouvrage même (…) ». Descartes, Méditation troisième, Pléiade 1970, p. 299
 
8.       Définition propre à penser l’arrogance barbare de l’époque, décrite par Alain Finkielkraut (L’ingratitude, Gallimard 1999).
 
 
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29 avril 2007 7 29 /04 /avril /2007 10:57
 
La notion d’un moment singulier de l’humain est celle d’un moment où s’y décide qu’on soit humain. Si l’irréductibilité à la nature est le sens minimal de ce dernier terme, ce moment est celui d’une responsabilité qu’on n’aura donc pas pour nature immédiate (il y aurait simplement l’humanité et aucun « moment singulier de l’humain ») mais dont on aura dès lors pris la responsabilité : qu’être humain ne soit plus notre condition mais notre affaire. D’où la nécessité d’identifier l’humain au sujet ayant pris la responsabilité d’être sujet, responsable en somme d’être responsable avant de l’être de ceci ou de cela. Et certes, c’est la définition même de la responsabilité – dès lors qu’on l’oppose à l’innocence des processus naturels – qu’elle porte avant tout sur elle-même (par exemple un responsable social est d’abord responsable d’occuper son poste, d’avoir au moins accepté d’y être nommé, avant de l’être de ce qui pourra lui être imputé ès qualité). 
Parler d’un moment singulier à ce propos exclut qu’il s’agisse d’une simple nécessité de structure. La question de l’humain devient alors celle d’une rupture et d’une donation, autrement dit d’un événement, et par là d’une rencontre : quelque chose a dû nous mettre au pied de la décision d’être humain c’est-à-dire sujets d’être sujets, avérant qu’il ne suffisait pas d’être un sujet pour, précisément, être un sujet.  Ainsi sommes-nous devenus identiques à notre propre question, puisque la responsabilité qu’on en aura prise ou refusée interdit désormais que l’humanité ou l’être-sujet constituent une nature, quelque chose à quoi un savoir satisfaisant puisse jamais correspondre.
La question d’un « moment singulier de l’humain » est par conséquent celle d’une rencontre dont chacun tienne indistinctement d’être sa propre responsabilité et sa propre question.
Or une question est une exigence de réponse. Cette rencontre qui nous a causés comme humains en nous faisant sujets de la condition même d’être sujets nous a donc voués à une certaine réponse à la question d’être sujet, une réponse qui soit réelle puisqu’il doit s’y agir d’une prise de la responsabilité d’être responsable. De cette réponse, dès lors, il ne suffira pas d’être sujet comme n’importe qui l’est pour n’importe quoi, mais d’être vraiment sujet… S’il y a un moment singulier de l’humain, il s’agit d’un événement qu’il faut penser subjectivement comme le devenir vraiment sujet du sujet.
La notion d’un tel moment articule donc deux questions : 1) Qu’est-ce qu’on a rencontré pour qu’il ne suffise pas d’être sujet pour être sujet ? et 2) De quoi est-on sujet quand on est vraiment sujet ?
 
La distinction de ce qui compte et de ce qui importe
 
La question est d’abord celle de la rencontre, par là même décisive, de ce qui rend sujet d’être sujet. Elle concerne donc une chose qui compte. Il ne faut pas confondre ce qui compte et ce qui importe : la première notion concerne notre institution comme sujets pour la responsabilité au sens où ce qui compte nous compte au nombre des sujets, et institue notre existence à partir du fait d’être être concerné par ce comptage. Les choses qui importent supposent au contraire qu’on soit déjà sujet et déterminent le contenu et les modalités de cette réalité instituée par ailleurs. Prenons un exemple : en Europe, si ce terme désigne une responsabilité (un destin singulier : être soi pour soi et pour les autres) et non pas un simple ensemble de coordonnées géographiques, économiques et politiques (une destinée particulière : conséquence d’une situation), l’anglais est évidemment la langue la plus importante. Mais la langue qui compte, c’est le latin – lequel n’a quasiment plus d’importance. Pour prendre l’exemple plus banal d’un enfant en qui les siens auraient placé leurs espoirs de promotion sociale, on dira que l’école est pour lui la chose la plus importante (il y passe le plus de temps, y consacre le plus d’énergie, etc.) mais que sa famille est ce qui compte (elle lui donne la responsabilité d’être responsable), et ainsi de suite pour tous les exemples qu’on voudra prendre. Le moment singulier de l’humain est donc la rencontre de ce qui compte.
Si l’on demande au sujet ce qui compte pour lui et comme sujet, il dira toujours que c’est son bien, puisque c’est à partir de lui qu’il se reconnaît comme manquant et comme ayant à assumer son manque, c’est-à-dire comme sujet se prenant en charge. Le moment singulier de l’humain serait donc celui de la rencontre du bien sous une forme ou sous une autre…
De quel sujet responsable d’être sujet le bien est-il alors l’institution ? Le sujet répond en décrivant son rapport au bien : on le choisit chaque fois qu’on a le sentiment de le reconnaître. Le sujet du bien se désigne donc dans sa réalité comme le sujet du choix. Et certes, tout choix est choix du préférable, c’est-à-dire du meilleur tel qu’il apparaît sur le moment. Si la question du « moment singulier de l’humain » est, comme prise de la responsabilité de soi, celle du passage d’être sujet à être vraiment sujet (prendre la responsabilité de sa propre condition de sujet), elle serait donc celle du moment de choisir ? On peut raisonnablement le penser car il est indéniable qu’en choisissant ce que je choisis, je me choisis moi-même (et donc aussi l’humanité telle que j’estime qu’elle doit être, dit Sartre). La question du sujet serait en même temps celle du bien et celle du choix.
 
La question du bien
 
Elle est paradoxale, parce que son inhérence au savoir interdit qu’elle se pose ! C’est en effet le savoir qui institue nécessairement et surtout exhaustivement le meilleur comme tel, sans que le sujet ait donc à en prendre le moins du monde la responsabilité : celui qui est compétent en mécanique voit tout de suite que cette voiture-ci est préférable à cette voiture-là et que, toutes choses égales par ailleurs, c’est elle qu’il faut acheter. Il n’y a pas de différence entre sa détermination de sujet par cette compétence (c’est un mécanicien) et l’impossibilité qu’il ne voie pas que cette voiture est la meilleure ; de sorte que la réalité du savoir et la visibilité du meilleur sont transcendantalement le même. Et nous avons tous fait l’épreuve de notre ignorance dans notre incapacité à reconnaître le préférable là où il était forcément, c’est-à-dire là où il aurait été impossible à une personne compétente de ne pas l’apercevoir. Si donc il arrive souvent que le bien (ce qu’il faut faire : assumer le préférable comme tel) ne soit pas évident, c’est parce que le savoir n’est pas assuré – soit en lui-même quand on ne possède pas la réponse aux questions qu’on se pose, soit dans son opposition à d’autres savoirs également valables et dont on ne sait pas comment assurer la conciliation ou la mise en hiérarchie (cas des dilemmes où deux nécessités s’équivalent). La réalité du savoir, autrement dit, ne se distingue pas du fait que ceci soit actuellement préférable à cela, sans que nul n’ait jamais à en prendre la responsabilité. Qu’on veuille malgré tout insister sur la responsabilité qu’un sujet devra assumer de sa propre responsabilité, et l’on fera seulement appel à un savoir réflexivement différé (par exemples : « il était évident que je devais étudier la mécanique automobile », ou « je ne savais pas qu’il fallait acquérir ce savoir ») : un savoir « méta » vaudra pour le sujet de la réflexion exactement comme un savoir spontané aura valu pour le sujet du choix, le caractère préférable de ceci par rapport à cela se réitérant à un niveau supérieur.
Par où l’on aperçoit 1) que le sujet du bien est identique au sujet du savoir et, de ce que celui-ci comprenne en lui-même sa nécessité, 2) que la question du bien exclut paradoxalement qu’un sujet y soit jamais en question.
Or l’idée d’être responsable de sa responsabilité même n’a-t-elle pas comme envers la nécessité pour chacun qu’il soit identique à sa propre question, qui est la question d’être sujet ?
On objectera qu’il faut distinguer entre le bien qui serait régional et qui est en effet purement inhérent au savoir, et le vrai bien, qui vaudrait pour le sujet en tant que sujet quant à être sujet. Mais qu’est-ce que le vrai bien, relativement à la question du sujet, si c’est de sa responsabilité qu’il est d’abord responsable ? Voici la réponse : on appelle « vrai » bien ce bien particulier qui interdit à la question que le sujet est pour soi de continuer à se poser. Cette notion suppose en effet qu’advienne un moment littéralement salutaire où la question soit réglée une fois pour toutes – et donc un moment où le sujet n’ait plus à être sujet (donc responsable) de sa condition (donc de sa question) d’être sujet. Une réponse à sa question aura pris la valeur de réponse ultime et définitive : il est une créature de Dieu, ou il est un agent historique, ou il est un sujet moral, etc. On découvre alors que la notion de « vrai bien », qui semblait en indiquer une constitution régulatrice, est absolument exclusive de celle de sujet comme ayant à prendre en charge sa condition de sujet.
La notion d’un « moment singulier de l’humain » s’entend donc en réfutation expresse d’une telle hypothèse : ce n’est jamais en rencontrant ce qui sauve qu’on advient à la condition d’être soi, puisque cette rencontre serait celle de l’abolition de la singularité d’une question toujours en suspens au bord d’elle-même dans l’universalité d’une réponse définitivement assurée et forcément commune. Le même argument apparaît d’un point de vue logique, quand on souligne que l’idée d’un « vrai bien » est corrélative d’une dernière signification qui fasse réponse, d’un savoir total et définitif sur ce que c’est qu’être sujet : l’impossibilité qu’il y ait jamais de dernier terme en est la récusation expresse puisqu’elle est identique à la susceptibilité pour cette réponse d’être complétée, précisée, commentée, infléchie, modulée, bref à la nécessité qu’elle reste suspendue malgré tout. Il y a irrécusablement des biens, par exemple la santé pour le malade, mais ils ne riment finalement à rien, à aucune assurance de dernière instance dont il resterait encore – forcément sans raison – à décider de la valeur. L’irrécusable assurance des biens régionaux laisse donc ouverte la question d’être sujet qui est la réalité du sujet ; et c’est seulement en apparence, ou dans le mensonge, qu’elle aurait pu lui servir à s’assurer de soi en s’assurant de son bien.
Et puis s’il y avait un bien ultime, on ne pourrait en limiter le prix. Qu’on le fasse malgré tout montrerait qu’on ne le considèrerait pas comme ultime. De sorte que l’idée d’un dernier bien, immédiatement ou réflexivement (on peut imaginer que le « vrai » bien consiste à renoncer à tout bien), est finalement identique à celle d’accepter un prix qui soit sans limite. En quoi on donne tout simplement la définition de la misère. Est en effet misérable celui qui est prêt à n’importe quoi pour obtenir ce qu’il veut. En somme la notion de vrai bien (de salut) est non seulement un mensonge parce qu’elle fait semblant d’ignorer que l’idée d’une réponse définitive est absurde, mais elle est surtout misérable parce qu’elle est celle d’un bien dont il serait contradictoire de limiter le prix. On ne dépasse pas la régionalité des biens et le sujet ne cesse pas d’avoir pour existence l’insistance de sa propre question.
D’où cette conclusion que la question du sujet n’est pas la question de son bien, et qu’il se méconnaît totalement dans sa certitude d’identifier son bien à ce qui compte pour lui. Disons-le autrement : le moment singulier de l’humain est le moment où tombe la question du bien.  Et comme la notion de salut supposait un savoir que son caractère ultime permettait de confondre avec la vérité, on déduit aussi de l’impossibilité pour le sujet de confondre sa question avec celle de son bien que le moment singulier de l’humain est celui où le savoir cesse de pouvoir être pris pour la vérité.
 
La question du choix
 
Le moment d’advenue de la responsabilité paraissait être celui du choix, parce qu’il est indéniable que je me choisis moi-même en choisissant ce que je choisis – ce qui correspondrait à l’idée de prendre la responsabilité de sa propre responsabilité.
Or ce que je choisis, c’est nécessairement le préférable : cela que le savoir, tel que j’en dispose consciemment et inconsciemment et même tel qu’il me constitue, fait apparaître comme tel. Le sujet du choix imaginait que son bien était ce qui comptait ; mais nous découvrons que c’est en réalité son savoir. Quand on sait, le préférable est évident et le choix est absolument automatique ; quand on ne sait pas, le choix est impossible ; de sorte que par « choix » c’est une fonction subjective du savoir qu’il faut entendre, malgré les protestations de la conscience représentative qui veut y apercevoir sa liberté. Entre les extrêmes de la parfaite compétence donc du choix automatique et de la parfaite incompétence donc du choix impossible, nos choix sont plus ou moins difficiles ou problématiques parce que les savoirs sont multiples, insuffisants et impurs.
Qu’en est-il de la responsabilité dans ce contexte ? Si le choix se révèle judicieux, je pourrai m’imaginer en avoir été le sujet, puisque je me confondrai avec mon savoir : après avoir lu des ouvrages de mécanique, j’ai bien fait de choisir cette voiture, et je me félicite de n’avoir pas suivi les injonctions publicitaires qui tendaient à m’en faire acheter une autre. Mais s’il se révèle mauvais, ce sera au savoir que je ferai porter une responsabilité dont je m’étais juste imaginé, tout à l’heure, qu’elle était la mienne : aux reproches qu’on me fera, je répondrai toujours que je ne savais pas, que je ne pouvais pas savoir, que je ne savais pas qu’il fallait savoir, bref que c’est à chaque fois les insuffisances du savoir qu’il faut incriminer et surtout pas moi. Le sujet du choix est toujours bon ou innocent : l’idée de choisir le mal est simplement absurde[1]. On se représentait donc le choix comme une prise de responsabilité personnelle non seulement quant à l’objet mais encore quant à soi comme sujet, et nous découvrons qu’il est en réalité une démission radicale de toute responsabilité assortie d’une illusion narcissique. On aperçoit alors qu’identifier le moment singulier du sujet au moment de son choix est une désinvolture, c’est-à-dire à la fois une fausseté et une indignité relativement à la question de la responsabilité d’être sujet. En somme, c’est du même mouvement que nous reconnaissons le sujet n’avoir pas pour question celle de son bien et n’être pas là où il est pourtant certain d’être, dans son choix.
Pour le sujet, refuser de placer son existence dans son choix et sa vérité dans son bien, c’est refuser d’être irresponsable de soi par identification au savoir et par défaussement sur lui de la question du mal. Mais on peut avoir refusé d’opérer ce refus, et n’en être par là même pas moins humain.
D’où la nécessité de faire du « moment singulier de l’humain » celui d’une alternative : ou bien le savoir compte (choix) et on est dans la trahison de sa propre responsabilité au profit du savoir dont on aura originellement décidé de s’autoriser, ou bien il ne compte pas, et la responsabilité d’être sujet pourra être prise comme celle d’être vraiment le sujet qu’on était déjà.
 
La question de la décision
 
 
Prendre la responsabilité, cela s’appelle décider. Le moment singulier de l’humain est donc celui de la substitution de la décision au choix. Comment penser la substitution du préférable qu’on choisit à la responsabilité dont on déciderait ?
Commençons par indiquer les caractères essentiels de la décision, par opposition à ceux qu’il faut reconnaître au choix. On peut les présenter ainsi :
1)      On ne décide que sans le savoir, sinon c’est un choix, comme on le voit de ceci qu’on signe une décision alors qu’on explique un choix. On décide quand il n’y a pas de raisons, ou quand les raisons sont exactement équivalentes, ou quand il faut encore prendre la responsabilité de ce qu’on posera, même en suivant les raisons. Par exemple un chef d’Etat décide même si sa décision suit l’avis des experts qu’il a consultés : leur savoir importe, mais il ne compte pas.
2) Justement de ce que le savoir des choses ne compte pas, il faut reconnaître à la décision qu’elle ne porte qu’illusoirement sur ces choses – qui sont en effet ce que le savoir dit qu’elles sont. D’où ce paradoxe qu’une décision ne peut être ni bonne ni mauvaise ! Elle ne le sera que pour la réflexion qui, a posteriori, la considèrera comme un choix et par là même comme un défaussement de responsabilité : telle décision politique s’est par exemple révélée catastrophique, et il en aurait été autrement si le chef d’Etat avait été informé de tel aspect de la situation qu’il ignorait sur le moment, ou avait su qu’il fallait en être informé. Mais comme décision, c’est-à-dire dans son irréductibilité au choix que la réflexion pourra toujours en faire, elle est seulement l’acte d’un sujet qui a pris une responsabilité, et qui a pris la responsabilité de prendre cette responsabilité. La décision n’a donc pour objet que d’être responsable : dans la méconnaissance produite par l’intérêt de l’objet et donc malgré soi, un sujet y décide exclusivement d’être sujet. En quoi elle est bien formellement « le moment singulier de l’humain ».   
3) Nous avons vu que le choix était identique à sa propre méconnaissance, et que la présence du sujet à ce qu’il faisait était ou bien la source d’une illusion (quand le choix s’est révélé positif) ou bien celle d’un défaussement (quand il s’est révélé négatif). Dans la décision c’est très différent parce qu’elle n’est que son propre après coup et jamais sa propre réalité. Décider, en effet, c’est réaliser que la décision est déjà prise depuis un moment au fond de soi, et qu’on ne le savait pas. Dans les exemples du mariage ou du divorce, le couple qui décide prend par là même conscience qu’il était déjà installé dans cette idée sans le savoir, et sa décision consistera donc à entériner une décision prise parfois depuis des décennies.
4) Toujours prise avant même qu’on songe à la prendre, la décision ne renvoie donc pas aux habituelles identifications à autrui. Ce que je choisis, n’importe qui le choisirait dès lors que son savoir serait identique au mien ; de sorte qu’expliquer un choix revient à expliquer aux autres qu’il aurait été le leur s’ils s’étaient trouvés dans la même situation objective et subjective. Tout choix est commun, dans tous les sens du mot. La décision qu’on signe est au contraire un acte de solitude, et même de vraie solitude : non seulement sans les semblables qu’on ne peut mettre à sa place puisqu’on n’y était pas soi-même mais encore sans soi et enfin sans le savoir, pour cette même raison. La vraie solitude n’est pas d’être sans les autres, mais originellement d’être sans le savoir et donc sans soi. Qui ne cède pas sur sa décision d’être sujet se condamne alors à une solitude définitive, et d’autant plus étrange qu’elle restera étrangère à celui qu’elle concernera.
On peut dire ainsi que « le moment singulier de l’humain » est celui de la distinction actuelle entre choisir et décider – ce qui revient à dire que ce moment est celui d un arrachement à la logique du choix. La question devient donc de savoir ce qui a pu nous arracher à cette logique tellement évidente, la logique du monde et de la vie commune.
 
Les réalités décisives
 
Si l’on a été arraché à la logique du choix et mis dans la logique de la décision, c’est forcément qu’on a rencontré une réalité « décisive » – à qualifier ainsi ce qui nous a mis au pied du mur de notre responsabilité d’être sujet.
On ne choisit pas de considérer une réalité comme décisive, et on ne constate pas non plus qu’elle l’est – faute de quoi nous serions dans le défaussement du sujet sur un savoir dont il se serait toujours déjà autorisé. Le paradoxe de telles réalités est par conséquent qu’on en décide. Une réalité décisive est une réalité dont on décide qu’elle est décisive. Disons-le autrement : on choisit ce qui importe, mais on décide de ce qui compte.
Evidemment, toute la difficulté d’une telle notion – c’est-à-dire de l’idée qu’il y aurait «un « moment singulier de l’humain » – est qu’il ne faut pas être accusé d’arbitraire dans la désignation de ses objets. Comment concevoir une réalité qu’on prenne la responsabilité de distinguer des autres, sans qu’il s’y agisse ni d’assumer une réalité préalable et commune dont n’importe quelle réflexion eût fourni le savoir, ni d’exercer un arbitraire expressément exclu par la simple notion de responsabilité ? 
L’examen de la question permet de dégager a priori les caractères suivants, qui sont subjectifs et objectifs. Nous verrons s’ils suffisent à opérer le rassemblement de la distinction qu’on aura opérée en reconnaissant certaines réalités pour décisives, et de la prise de responsabilité qu’un sujet aura faite de sa propre responsabilité. 
1)      Comme le savoir ne compte pas en elle (sinon ces réalités seraient objets de choix et non de décision), on en aura fait l’épreuve et non pas l’expérience (on obtient la notion d’épreuve en retirant sa référence au savoir à celle d’expérience).
2)      L’expérience enrichit mais l’épreuve marque. Une réalité décisive est donc marquante : elle nous distingue du sujet commun (celui de l’expérience et donc de la réflexion) qu’on reste forcément par ailleurs. On est toujours le même, après l’épreuve, mais on est désormais un autre. Le décisif est alors corrélatif de ce nouage d’identité et de différence qu’il faut nommer distinction, et qui est pour un sujet l’impossibilité d’être le semblable de semblables dont par ailleurs (mais par ailleurs seulement) il ne diffère pas. Est par conséquent décisive une réalité qui exclut du sujet que compte pour lui ce qui compte pour ses semblables et donc aussi pour lui-même: le service des biens et du bien en tant qu’il ne diffère transcendantalement pas de la nécessité pour tout objet de s’inscrire dans l’horizon d’un savoir qu’on puisse réfléchir[2]. Bref une réalité décisive nous met définitivement en porte-à-faux par rapport nous-mêmes.  
3)      Les réalités décisives sont forcément contingentes et donc événementielles : en ce qui les concerne le savoir ne vaut jamais qu’a posteriori et jamais de manière constitutive comme il en est des réalités simplement mondaines c’est-à-dire communes (par exemple on peut toujours montrer la Révolution française était à la limite nécessaire et qu’en somme il ne s’est rien passé – de sorte que c’est le même de reconnaître son événementialité et de reconnaître que ce savoir, indubitable par ailleurs, ne compte pas).
4)      Corrélativement à la distinction de l’épreuve et de l’expérience, une chose décisive se reconnaît à ce que son savoir ne peut pas être sa vérité. Et cela, il faudra en prendre la décision – puisqu’on peut au contraire décider d’en rester à l’irrécusabilité du savoir dont on s’autorisera pour se tenir dans la réalité commune et le légitime service des biens. On le voit a contrario dans les choses saturées de savoir (casernes, bâtiments administratifs, centres commerciaux, produits industriels) qui sont exactement ce que le cahier des charges a dit qu’elles devaient être : aucun sujet de décision n’y est impliqué mais seulement un sujet de savoir (ingénieur, urbaniste) et donc de choix. (Bien sûr, on peut toujours imaginer une reprise de second degré de ces choses saturées pour en montrer le caractère secondairement décisif – ce dont l’art contemporain ne cesse de donner des exemples.) On mentionnera ensuite toutes les choses de l’esprit, en quoi on peut toujours décider de voir des documents et les restes d’une idiosyncrasie sociale et individuelle, mais qui ne sont choses de l’esprit que pour autant que cela ne compte pas. (Définition de l’esprit : l’être en question du sujet, quant à ce qu’il soit sujet, dans ce dont il est le sujet.) Enfin il faut parler du sublime dont la notion est celle de la récusation actuelle du savoir par la vérité. Qu’il soit en effet expressément exclu, pour une chose où dès lors le sujet s’aperçoit en question comme sujet, que le savoir satisfaisant qu’on a d’elle soit jamais identifiable à sa vérité, et on la dira sublime (par exemples le savoir d’une tempête : un moment objectif des échanges thermiques entre l’atmosphère et l’océan ; ou le savoir de l’humanité : une espèce parmi d’autres également issue des hasards naturels).
Dès lors que la vérité exclut le savoir et que cela constitue le caractère décisif de certaines choses, on dira que la catégorie essentielle du décisif est l’autorité. C’est le même d’être décisif et de faire autorité, de décider et de faire acte d’autorité. D’où cette conclusion formelle : le moment singulier de l’humain est le moment de l’autorité.
Ainsi comprend-on que les réalités décisives nous mettent au pied du mur de prendre la responsabilité d’être responsables : l’autorité qui s’impose de ce que le savoir n’égale pas la vérité et par conséquent de ce qu’il ne compte pas, n’est pourtant là qu’à la condition qu’on ait pris la responsabilité de la reconnaître comme autorité – ce que le savoir exclut d’avance puisqu’en fait l’autorité n’est rien (ce qui est quelque chose c’est le pouvoir ou la puissance) et qu’il est par conséquent toujours possible de dénier toute implication d’existence subjective en récusant qu’il y ait des réalités « décisives ».
Fixons un paradigme : la loi n’est en fait qu’un rapport de forces sociales à un moment donné de l’histoire d’un pays ; or si l’on décide que ce savoir irrécusable ne compte pas, on se trouve devant l’autorité de la loi, dont on aura ainsi pris la responsabilité dans le moment même où elle fait de nous des citoyens responsables. « Respect »est le nom qu’il faut donner à cette corrélation. Ainsi respecter la loi, alors qu’on sait qu’elle est seulement l’expression d’un rapport de forces, c’est prendre la responsabilité qu’elle soit la loi et par là qu’on lui soit assujetti, et surtout c’est prendre la responsabilité de prendre cette responsabilité. Dès lors advient le sujet contre son habituel défaussement dans le savoir et dans les places : dans un moment singulier où il décide de sa propre existence subjective là où elle lui est donnée c’est-à-dire là où le savoir n’égale pas la vérité, en exclusivité à toute éventualité représentative.
Présentons la même chose autrement : c’est la réalité de la loi qu’elle soit un rapport de forces sociales, mais ce savoir n’en est pas la vérité – le sujet advenant dans la décision de ce « mais » qu’il ne prend pas actuellement (ce serait choisir de ne pas réduire la loi à un phénomène social pour assurer le service d’on ne sait quel idéal) mais dont il reconnaît qu’elle est déjà prise sans lui, qui ne fait en quelque sorte que constater. Cela revient en somme à reconnaître sans le savoir (car lui a seulement le sentiment de suivre une évidence) qu’il était sujet là où il était impossible que la loi fût ramenée à sa réalité factuelle, c’est-à-dire fût ramenée à ce que le savoir avérait légitimement qu’elle était. Concrètement le sujet ne décide donc de rien – sinon d’avérer après coup et sans le savoir (ce qui est proprement décider !) des impossibilités éthiques de céder sur sa propre responsabilité d’être sujet, telles qu’elles apparaissent dans des évidences qui restent injustifiables puisqu’elles ont pour sens que le savoir ne compte pas autrement dit que la réalité en question ait été décisive. Dans notre exemple qui sert de paradigme, il s’agit que la loi ne soit évidemment pas ce que nous savons pourtant qu’elle est, ce « ne pas » désignant après coup le lieu où l’on aura été sujet – ce dont le respect quotidien de la loi sera ensuite la prise de responsabilité.
On voit ainsi qu’une réalité décisive ne l’est pas en elle-même, mais n’est pas non plus l’objet d’un vouloir arbitraire : à jamais étranger à lui-même, toujours reconnaissable par nous dans l’après coup d’avoir été là où il ne pouvait pas savoir qu’il était, le sujet est sincèrement voué à constater des états de choses dont il peut même pousser la méconnaissance jusqu’à les croire objectifs – à ceci près qu’il restera en porte-à-faux par rapport aux nécessités du savoir commun et de sa propre réflexion. Restera en somme une souffrance : que le savoir, où tout doit pouvoir se résoudre et hors de quoi rien ne puisse être envisagé, ne soit pourtant pas ce qui compte, sans qu’il puisse jamais mentionner autre chose.
Parce qu’il faut l’entendre uniquement à partir de l’épreuve de réalités dès lors « décisives », la question de la décision n’est donc pas, idéalistement, celle d’un « vouloir ». C’est uniquement la question d’une souffrance : celle d’être sujet sur le mode exclusif de l’avoir été (par opposition à la méconnaissance du « je veux »), d’avoir été sujet là où l’on ne pouvait pas savoir qu’on était, là où l’on n’a même pas besoin de savoir qu’on était, là où se décidait hier qu’on ait aujourd’hui à signer. On le fera dans l’étrangeté de devoir prendre la responsabilité de ce qu’on ignore pourtant toujours[3] : non pas qu’on soit mais qu’on ait été sujet. Bref, décider, c’est prendre la responsabilité d’une responsabilité qu’on avait déjà prise malgré soi : celle d’être sujet.
 
La notion de vérité
 
Elle s’assure d’une part contre la notion de mensonge, d’autre part contre la notion de savoir[4]. Le mensonge est de s’identifier à une réponse qui vaudrait pour la question d’être sujet alors que chacun est singulièrement sa propre question, être sujet n’étant pas la nature du sujet à quoi il lui suffirait d’être conforme, mais son affaire. D’autre part cette réponse devrait forcément être ultime afin de correspondre non pas à un souci particulier du sujet mais à son existence – et aucune signification ne saurait être la dernière. Les deux raisons se correspondent.
Parce qu’il n’y a jamais de dernier mot, l’impossibilité que le savoir soit ultime laisse un vide qui interdit qu’on le confonde avec la vérité. Celle-ci n’est donc pas un supplément de savoir qui ne ferait que repousser la question, mais d’abord une place : celle du terme toujours manquant et dont la présence aurait absolutisé le savoir. Ce dernier ne suffisant jamais, c’est exactement à cette place que s’impose la décision. Ainsi avons-nous affaire à l’indistinction de l’émergence du sujet quant à être sujet et de l’objet quant à ce qu’il soit décisif. Au bord extérieur du savoir, l’objet ne peut pas être constaté comme étant vrai (la vérité n’est donc pas une qualité) puisqu’il est reconnu là où il faut décider et non pas savoir. Ce qu’on traduira ainsi : reconnaître le vrai, c’est prendre la responsabilité qu’il soit vrai.
Là où le sujet, sans le savoir donc hors de toute éventualité de choix, décide, il ne décide que de lui-même comme prenant la responsabilité d’être responsable (on a vu qu’une décision n’était ni bonne ni mauvaise) ; et comme l’objet de la décision est reconnu exactement à la place qu’il faut dire de la vérité, on en conclut que l’objet de la décision est toujours le vrai quant à ce qu’il soit vrai. Là où un sujet est sans excuse d’être sujet, autrement dit là où il prend la responsabilité d’être un sujet (qu’être sujet soit son affaire et non pas sa nature), se trouve donc le vrai. D’où cette corrélation : d’une part le décisif est cet objet très particulier en quoi se joue qu’un sujet prenne la responsabilité d’être un sujet, et d’autre part le vrai est cela dont un sujet répond quand il le fait seulement comme sujet, là où le savoir n’égale pas la vérité c’est-à-dire là où savoir ne compte pas.
On découvre alors que la question du sujet, celle qu’il était pour lui-même dans les réalités décisives qu’il a reconnues et qui est la question d’être sujet, est désormais la question de l’objet quant à ce qu’il soit vrai. Voilà par conséquent le moment singulier de l’humain : le sujet découvre que sa question n’est en vérité que la question du vrai. Par ailleurs il continue de reconnaître, c’est-à-dire de méconnaître, sa propre question dans celle de son bien (son plaisir, son utilité, son bonheur, son salut).
Le moment singulier de l’humain est alors le moment où tombe la question qu’on est pour soi : il appartient toujours au sujet d’être sa propre question (la question d’être sujet), mais cela ne compte plus. Là, et là seulement, dans cette chute, il est vraiment sujet : le passage a eu lieu du décisif au vrai. Ou pas. Car on peut malgré tout avoir décidé d’en rester au savoir qu’on fera semblant de pouvoir confondre avec la vérité en déniant que rien soit jamais décisif, c’est-à-dire en ayant pour existence l’indéfini renouvellement des nécessités immédiates et / ou réflexives (le service des biens et / ou du bien).
 
Transitivité de la vérité
 
Si le moment singulier de l’humain est celui de l’autorité et s’il faut l’entendre comme un passage, alors il s’agit forcément du passage de l’autorité qu’on a reconnue aux réalités décisives, à l’autorité dont, pour la seule raison qu’on aura pris la responsabilité d’être un sujet pour la vérité en les reconnaissant comme décisives, on sera soi-même et malgré soi le titulaire. Le titulaire de l’autorité, quand elle est originelle c’est-à-dire identique au refus de céder sur la responsabilité qu’on a de sa condition de sujet, cela s’appelle un auteur. Le moment singulier de l’humain est donc celui du passage d’être sujet à être auteur. Tel était l’enjeu de la question : ce qu’on peut nommer, en empruntant à Deleuze un type de formulation, le devenir auteur du sujet.
C’est donc à avoir à être un auteur qu’on est humain, non pas au sens où il s’agirait d’on ne sait quel idéal ou mission métaphysique incombant à chacun pour quelque raison de structure ou quelque prescription divine, mais au sens où on advient seulement à sa propre responsabilité de sujet en avérant qu’il y a des choses qui comptent (des « réalités décisives »). Car ces choses dont il faut décider d’avoir décidé font par là même de chacun un chargé de vérité comme il y a des chargés d’enseignement ou des chargés d’affaires, dès lors que c’est là où le savoir ne compte pas qu’il les a reconnues : c’est le même d’avoir fait advenir le décisif comme tel contre toute raison, d’avoir ainsi pris la responsabilité d’être responsable et, depuis cette place qui est indistinctement celle de la vérité et de la responsabilité, d’avoir à porter la responsabilité du vrai quant à ce qu’il soit vrai. Prendre la responsabilité du vrai comme vrai, cela s’appelle faire acte d’autorité. Impossible dès lors de désigner autrement que comme « auteur » le sujet qui a fait de sa responsabilité non pas sa nature mais son affaire, et ainsi de sa question subjective (celle d’être sujet) la question du vrai (celle de la vérité).
Qu’est-ce qu’un auteur ? La réponse est simple : c’est un sujet dont la question propre est tombée. Le sujet est sa propre question (la question d’être sujet) qu’il tient des choses qui comptent ; mais la question de l’auteur, c’est-à-dire du sujet en tant qu’il prend réellement la responsabilité d’être sujet au lieu d’y parer par le savoir et les réponses communes, est celle du réel de cette prise de décision – réel que dès lors il est impossible de ne pas désigner comme le vrai (c’est à la place de la vérité qu’il se tient). La signature, qui avère qu’on prenne désormais sur soi que le vrai soit vrai, dit cette chute : là où la question était pour le sujet d’être sujet, elle est désormais pour l’œuvre d’être une œuvre, puisqu’on nomme ainsi ce en quoi l’auteur a mis sa question qui est celle d’être un auteur.
Le moment singulier de l’humain est le moment de l’œuvre comme nécessité ; ou, pour le dire subjectivement, c’est l’avoir à être « auteur » qu’on peut méconnaître ou dénier mais qui cause l’humain comme tel c’est-à-dire comme en question pour soi-même. L’œuvre n’est pas du tout le réel du sujet : c’est le réel de l’éthique d’être sujet – par opposition à la démission de soi qui définit le choix où chacun s’autorise de son savoir et / ou de sa place. Son universalité est donc évidente : si elle correspondait à la question particulière d’un sujet, elle n’intéresserait que lui ; or elle marque tout sujet parce qu’elle est, à titre de réel irréductible aux raisons du monde, l’éthique même d’être sujet. Chacun y reconnaît formellement son affaire qui est celle d’être sujet et, dans sa déterminité, la manière dont il aura été possible de mener cette affaire[5]. Cela n’est évidement envisageable qu’à ce qu’on refuse de céder sur sa propre responsabilité de sujet pour le vrai : le spectateur, le lecteur ou le témoin ne reconnaît une œuvre qu’à d’abord décider qu’elle est une œuvre quand il est seulement irrécusable d’y voir un document ou un moment historique, social, psychologique ou, pire, culturel.
On veillera donc à n’avoir pas une conception trop étroite de l’œuvre et à ne pas sortir de la définition qui vient d’en être donnée (« le réel de l’éthique d’être sujet »). Chaque fois qu’un sujet refuse de démissionner de sa responsabilité au profit de son savoir ou de sa place, autrement dit chaque fois qu’il refuse la désinvolture subjective attachée à ces déterminants, on doit nommer « œuvre » (ou « vrai ») ce qu’il pose par là même exemplairement. Le critère subjectif est simple : il prend réellement la responsabilité d’être responsablequand sa question tombe pour devenir la question propre de ce qu’il fait, qui nous apparaîtra comme celle de son exemplarité. Cela signifie concrètement que la vérité du sujet ne peut pas être récupérée comme un bien singulier qu’il aurait eu l’habileté de se réserver : sa « vérité » qu’il pourrait enfin se réapproprier, puisque cette vérité est désormais l’affaire exclusive de l’œuvre quant à ce qu’elle soit une oeuvre. Le sujet qui ne cède pas sur sa responsabilité d’être responsable agit donc en pure perte, car sa définitive étrangeté à lui-même (qu’il peut tout à fait méconnaître) est son indifférence à la question du bien[6].
 
Conclusion 
 
Le moment singulier de l’humain est celui de l’alternative originelle du bien et du vrai : ou le bien dont on assume le savoir, ou le vrai dont on prend la responsabilité.
Elle est apparue successivement quand on a dû opposer ce qui compte à ce qui importe, l’explication du choix à la signature de la décision, la présence et la familiarité du moi à l’après coup d’un soi toujours étranger, la propriété subjective de sa question à l’étrangeté réelle de cette même question. A chaque fois se reconnaît l’impossibilité définitive de la réconciliation. On peut le déplorer et se situer alors dans le premier terme de l’alternative, ou en tirer la conséquence qui est de se mettre au travail, parce que cela s’impose de soi et non pas pour quelque bénéfice « spirituel » – en admettant que ce terme désigne l’ordre de biens qu’on dirait vrais par opposition aux biens mondains dont tout le monde aperçoit la réalité. Le moment singulier de l’humain n’est ni le premier terme, ni le second mais leur exclusivité comme réelle, c’est-à-dire comme décisive. Enoncée d’une manière à la fois normative et négative, l’idée du moment singulier de l’humain est alors celle-ci : depuis une épreuve à chaque fois singulièrement réitérée dans la rencontre des réalités décisives et qui lui fait reconnaître que le savoir ne comptait pas, il appartient à tout sujet d’être pris dans l’éventualité de son devenir-auteur. Et ce n’est le bien de personne d’être un auteur. Par quoi précisément les auteurs sont des auteurs ; et les autres, plus ou moins, des sages.
 


[1] Il n’y a pas de volonté ayant le mal pour objet mais il y a une volonté mauvaise (Kant). Autrement dit on ne peut pas présentement choisir le mal sauf à en faire un bien de second degré (comme dans le jeu de qui-perd-gagne) et donc à le nier comme mal, mais on peut avoir décidé d’être mauvais ou même méchant (ce qu’il ne faut pas confondre : les égoïstes sont mauvais mais ils ne sont pas méchants, puisque les autres leur sont indifférents).
 
[2] Le bien et les biens que la représentation morale oppose nécessairement à travers les idées d’impératif, d’obligation, de tentation, de mérite et autres, relèvent de la même identification du sujet à son savoir, la distinction tenant seulement à ce qu’il soit transcendantal ou réel : le sujet du bien est celui de la réflexion c’est-à-dire de l’universel (une bonne action est celle que n’importe qui doit accomplir comme un résultat en mathématiques est celui que n’importe qui doit trouver ou comme l’enseignement d’une expérience est celui que n’importe qui doit pouvoir élaborer), alors que le sujet des biens est celui de la particularité, de l’inhérence mondaine et du savoir concret des situations (par exemples celui de sa santé ou de l’intérêt qu’on aurait à ne pas tenir parole). Ils sont donc irréductibles, mais toujours à l’intérieur de cette identité dans le savoir de la question du sujet à celle de son bien, qui fait que le sujet empirique se retrouve dans ses intérêts d’amour propre et que le sujet réflexif se retrouve dans la nécessité morale, celui-ci étant inséparable de celui-là comme l’expérience de vivre est inséparable de la vie. C’est de cette identité que le « moment singulier de l’humain » est la chute, justement comme singulier et non pas structurel. On pourra traduire cela à la fin de notre exposé en disant que la question d’un sujet, dès lors qu’être sujet s’entend non pas comme sa nature ou son statut mais comme sa responsabilité (son affaire), n’est en aucun cas rabattable sur celle de l’humanité en général. Au niveau des notions, cela revient à dire que la question de l’éthique (la décision de sa propre étrangeté) est totalement étrangère à celle de la morale (le choix de sa propre universalité). 
 
[3] Ce dont l’envers est qu’une décision ne soit comme telle ni bonne ni mauvaise.
 
[4] L’assurer contre l’erreur revient à rabattre sa notion sur celle du savoir, et à confondre son problème avec celui de la manière dont le savoir produit et réalise les normes de sa légitimité.
 
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29 avril 2007 7 29 /04 /avril /2007 10:38
 
Etre sujet, c’est avoir à être sujet, et par conséquent c’est l’être déjà : on n’est sujet qu’à produire pour soi-même une existence de sujet, mais on ne peut le faire qu’à avoir déjà admis et assumé d’être sujet. Ces deux moments ne sont pas contingents l’un par rapport à l’autre, puisque c’est leur corrélation qui est l’existence subjective : on ne peut s’engager dans une existence de sujet qu’à ce qu’elle soit celle du sujet de cet engagement. Le sujet se constitue d’avoir sa propre antériorité pour avenir (1)
Il y a deux manières de penser cette nécessité : comme destinée ou comme destin (2). La première met un savoir au principe de l’existence subjective. Et certes, il est impossible qu’un sujet ne relève pas d’un savoir, dès lors qu’il est un moment de la réalité ; la notion de destinée vaut donc universellement. Ainsi peut-on dire du vivant en général, et donc aussi de chaque vivant, qu’il est destiné à mourir. Dans l’ordre relatif, on peut dire d’un étudiant de telle filière qu’il est destiné aux métiers correspondants ou d’une vieille voiture qu’elle est destinée à la casse. Il y a même des cas où la destinée épuise la réalité d’un être, comme dans les dynasties d’ancien régime où le fils aîné était depuis toujours destiné à régner. Bref, la notion de destinée désigne l’inscription dans le savoir comme constituante. Le destin, par contre, concerne une existence singulière, irréductible à tout ce qu’on en peut savoir par ailleurs : celle d’un sujet désigné en tant que sujet de lui-même c’est-à-dire d’un avenir qui soit le sien propre et non pas celui qu’un sociologue idéal aurait indiqué. On parle ainsi du destin de Napoléon ou de de Gaulle pour signifier qu’une vie a été jusque dans ses aléas et ses manquements celle de son sujet, par opposition, disons ici, à la carrière militaire à quoi n’importe quel enfant né dans les mêmes conditions aurait été destiné. Le sujet du destin est singulier c’est-à-dire distingué : semblable au sujet indifférent de la destinée (lui aussi est fait d’une époque, d’une classe sociale famille, d’une famille et d’une place dans cette famille), à ceci près que ça ne compte pas. En effet, le sujet de la destinée s’identifie au sujet quelconque et s’autorise de sa place quand sa responsabilité est en jeu (« Comprenez-moi : j’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place »), alors que le sujet du destin avère son propre nom et s’autorise de lui-même (« Moi, général de Gaulle, j’appelle… »). 
Là où le savoir importe de l’intelligibilité mais ne compte pas, là donc où le savoir n’égale pas la vérité, est le sujet – dès lors autorisé de soi. A quoi l’on opposera la destinée particulière, où la distinction du savoir et de la vérité ne compte pas puisque le savoir y décide de l’existence. Un sujet y est certes engagé, mais il est quelconque (il est celui que n’importe qui aurait été à la même place), et ainsi excusé d’avance (il fait ce que n’importe qui aurait fait à sa place). La raison de cette destitution originelle de soi-même n’est pas un manque de caractère dont il pourrait accuser la nature ou ses parents, mais la manière dont il assume d’être sujet du fait même d’être sujet : il s’agit pour lui de dénier que le savoir (et donc l’ordre des places) ne soit pas la vérité, et par conséquent que les identifications ne soient pas l’existence. Le sujet de la destinée est ainsi sujet de ceci qu’être sujet ne compte pas, appuyé qu’il est sur l’évidente corrélation suivante : s’il suffit au savoir d’être satisfaisant pour faire office de vérité, alors la question du sujet n’est pas celle d’une existence dont la singularité n’est qu’un mot mais celle de la réalité de ce savoir, dans son origine (il est statutairement la parole d’un maître, dont il importe peu qu’on le nomme Dieu, la société, la nature, ou la réflexion) et dans ses effets (le savoir ne saurait valoir comme vérité qu’à s’imposer à tous, dès lors semblablement identifiés par lui d’avoir à chaque fois ladite « semblance » pour vérité).
Mais cette opposition est trop abstraite, car elle méconnaît que l’antériorité du sujet à lui-même lui est extérieure. Personne n’est sa propre origine et c’est forcément comme réponse singulière à une interpellation implicite et préalable que le destin peut être pensé – la destinée ne revoyant, elle, qu’à la communauté du savoir et à la nécessité des identifications impliquées en lui. Car si original qu’il soit, le premier mot est forcément second, puisqu’il est une réponse ; et son originalité n’est pas la sienne puisqu’une première réponse ne peut être que l’envers d’une question préalable. De sorte que celui qui répond de lui-même répond en fait de la singularité d’une interpellation à être sujet ! Son existence est dès lors une fidélité. Le sujet de la destinée, au contraire, n’en répond pas : en ce qui le concerne le savoir a répondu d’avance en légitimant la position qu’il aura faite de lui-même, et c’est à représenter ce savoir légitimant qu’il s’épuisera (par exemple il sera roi parce que son père était roi et que le pays vit en régime monarchique).
Un existant d’un côté, un représentant de l’autre ; une fidélité à l’origine d’un côté, une soumission au savoir de l’autre. La différence est radicale et a pour principe l’opposition de l’origine qui manque et du savoir qui légitime la reconnaissance que le sujet réflexif est toujours déjà en train de produire de lui-même. C’est dire que le second terme de l’alternative va toujours de soi tant en ce qui concerne sa possibilité subjective que sa légitimité (c’est le terme pour lequel il est normal d’opter),et qu’il faut donc la penser dans son essentielle dissymétrie d’ouverture à l’impossible. Car le paradoxe de la fidélité est qu’elle ne soit fidélité à rien en étant fidélité à quelque chose, et qu’elle soit la décision continuée de voir quelque chose (un avenir) en ce qui n’est rien (une origine). Et certes l’origine ne diffère pas de sa propre impossibilité quand on ne la confond ni avec la cause, ni avec le début, ni avec le commencement : seul quelqu’un qui n’est pas italien, par exemple, peut être d’origine italienne, et on ne peut parler de l’origine de la géométrie que si la toute première proposition géométrique, avant quoi il n’y avait par définition rien comme géométrie, était malgré tout déjà de la géométrie. On exemplifie d’ailleurs l’origine en montrant l’insuffisance des raisons : la promesse échangée n’est qu’un mot lié à des circonstances qui ne sont plus actuelles, les ancêtres n’ont d’autre réalité que le souvenir qu’on en perpétue, etc. Il n’y a ainsi de fidélité qu’à l’encontre de toute réalité et donc de tout savoir – ce qui revient à dire, pour adopter une formulation réflexive, qu’il n’y a de fidélité que dans la mesure de l’insuffisance des raisons d’être fidèle. Cette insuffisance est donc l’origine, instance de vérité par cela même que le savoir ne s’y égale pas. Le sujet de la destinée, lui, s’entend de ce que les raisons suffisent : en monarchie, il suffit d’être le fils aîné du roi pour être destiné à régner.
Si le destin s’oppose à la destinée comme l’insuffisance des raisons s’oppose à leur suffisance et comme la fidélité à l’impossible (l’origine précède le commencement, avant quoi par définition il n’y a rien) s’oppose à la soumission au nécessaire (le principe de raison vaut a priori et il appartient au savoir de produire des identifications), alors la question générale du sujet s’ouvre dans l’alternative suivante : ou bien l’on est sujet par l’impossible dont l’insuffisance des raisons est l’attestation (le savoir ne compte pas, ni donc les identifications), ou bien l’on est sujet par le nécessaire dont la suffisance du savoir est la démonstration (le savoir compte et donc les identifications).
En quoi on a désigné d’une part le vrai et d’autre part le bien.
Si l’on qualifie d’éthique la question d’être sujet en général, on peut dire que l’éthique proprement dite se ramène à leur disjonction. Et si l’on reconnaît à tout sujet qu’il ait d’abord à être sujet du fait même d’être sujet, on distinguera forcément du côté du vrai des sujets faits d’impossibilité, étrangers à leurs identifications par ailleurs réelles, et du côté du bien des sujets faits de nécessité, identifiés à leurs identifications.
 
 
Décision du vrai ou choix du bien
 
Le vrai est impossible au sens où il n’est pas sa propre réalité : la « vérité » n’est pas un caractère qu’on ajouterait ou retirerait à une chose par ailleurs réelle, puisqu’on n’aurait alors qu’une réalité modifiée c’est-à-dire une nouvelle réalité – par exemple la réflexion de ce qui était, ou son savoir, ou son accomplissement. Que l’on entreprenne de constater la « vérité » de quelque chose, comme a contrario quand on passe un billet de banque grossièrement imité sous un détecteur, et l’on exhibera seulement une différence de fait : les billets officiels ont un filigrane et celui-ci n’en a pas. Pour qu’on parle de vérité, il faut donc qu’il n’y ait rien à constater, autrement dit que la question ne soit pas celle d’une différence mais d’une distinction, comme dans l’exemple de faux billets qu’on aurait fabriqués avec de l’encre, du papier et des machines volés à l’imprimerie officielle et qui seraient ainsi absolument identiques aux vrais. Si donc le vrai s’entend d’abord de ne pas différer du réel et par conséquent de relever du même savoir à ceci près que ça ne compte pas, il faut admettre que tout savoir s’entend d’exclure le vrai, puisque tout savoir l’est des différences et qu’en l’occurrence il n’y en a pas. En somme la vérité n’est pas une catégorie ni le fait d’être vrai un trait d’identification.
Ainsi doit-on poser que reconnaître le vrai, c’est décider qu’il est vrai.
Parce qu’elle n’est pas un fait dont on puisse innocemment se prévaloir mais toujours une responsabilité à prendre, la vérité du vrai est inséparable de l’acte d’un sujet singulier, dans l’extrême de sa solitude : à décider que le vrai est vrai, il n’embarque personne avec lui qui pourrait partager ses raisons puisqu’il n’y en a pas. Il est donc exclu qu’un sujet se rapporte au vrai et soit en accord avec lui-même, comme l’est forcément le sujet d’une action raisonnable c’est-à-dire appuyée sur des raisons communes. Le sujet du vrai est forcément divisé, étranger à soi : injustifiable à ses propres yeux, non pas d’exister (au sens où personne n’a demandé à naître et où l’on se trouve « jeté » dans le monde) mais de reconnaître le vrai comme vrai c’est-à-dire de décider. A désigner comme « savoir » l’ensemble des raisons dans son rapport de justification à un certain sujet, il faut admettre ainsi qu’il n’y a de vérité que sans le savoir.
Pour le bien, c’est tout le contraire. D’abord, il n’y a jamais à décider que le bien est le bien. Décide-t-on que la santé est le bien du malade en tant que malade, par exemple ? Quant au bien dans son acception morale c’est-à-dire tel qu’il apparaît dans la « bonne volonté », il n’est pas davantage notre responsabilité puisque sa notion désigne la nécessité formelle de la réflexion, comme telle (3) – dont assurément personne ne décide. De fait, agir bien n’implique aucune existence personnelle puisque c’est juste agir normalement : comme il va de soi qu’on agisse (exemple : que les promesses soient tenues), comme n’importe qui agirait s’il n’était entravé ou aliéné (exemple : par l’intérêt qu’on peut avoir à ne pas tenir sa promesse) (4). Le bien est inséparable de son savoir, qu’il soit matériel (la santé est le bien du malade) ou formel (la loi morale), et de la suffisance de ce savoir. S’il n’y a de rapport au vrai qu’originel et dès lors sans le savoir (5), il n’y a donc de rapport au bien que second et avec le savoir. Ce terme-ci détermine ce terme-là, puisque c’est d’abord à faire confiance au savoir en général qu’on peut ensuite, et comme la dérivée de cette attitude, admettre les biens matériels particuliers et le bien formel universel. L’habituel service des biens le montre constamment : c’est le même de savoir qu’on est malade et de savoir que la santé est son bien ; comme c’est le même de savoir qu’on est sujet de sa propre action et d’être déjà installé dans l’horizon de l’universel – puisque l’universel, c’est le réflexif. Jamais le bien ne peut relever d’une décision c’est-à-dire de l’acte d’un sujet.
Est-ce à dire que le sujet du bien se retrouve dans le choix qu’il en opèrerait ? On ne peut le croire qu’à méconnaître l’objet du choix et son automatisme de principe. En effet : c’est toujours le meilleur qu’on choisit (immédiatement ou réflexivement comme dans le jeu de qui-perd-gagne), et le meilleur est ce que le savoir fait nécessairement apparaître comme tel (exemple : tel médicament à la place de tel autre pour le médecin compétent). Contrairement à ce qu’il en est pour la décision, identique à son propre risque, la sécurité subjective du choix est donc totale : qu’il se révèle désastreux et le savoir supportera toute la responsabilité en apparaissant erroné, insuffisant, ou manquant (je ne savais pas que mon action aurait telle conséquence, je ne savais pas qu’il ne fallait pas agir ainsi, je ne savais pas que mon poste exigeait plus de compétences que je n’en possède, etc.). Le sujet du choix n’a donc à répondre de rien : il a depuis toujours transféré au savoir, suffisant ou insuffisant, toute la responsabilité dont, comme sujet, on l’aurait imaginé porteur (6): sa réalité s’épuise dans ses excuses. En quoi il est d’avance solidaire des semblables : ceux en qui il se reconnaît parce qu’ils acquiescent (à bon droit) aux mêmes raisons et partagent un monde dès lors commun, et ceux qu’il convoque à chaque fois qu’il faut opposer le front commun de l’innocence à une interpellation qui pourrait devenir singulière. Il est sûr que si l’on dit « à ma place vous auriez agi comme moi » ainsi que le sujet du bien est littéralement constitué de pouvoir le faire, c’est d’abord pour signifier qu’en soi la place est seule à compter, et ensuite pour indiquer une corrélation, celle de la place et du savoir, qui épuise et par là ôte au sujet toute responsabilité d’être le sujet qu’il est.
Alors que le choix se fait là où le savoir suffit, la décision se fait là où il manque, en un lieu d’impossibilité à soi qui est l’existence singulière : se décider après avoir hésité, c’est arrêter d’en appeler au savoir et faire une sorte de saut dans le vide où il ne s’agisse plus que de soi. Alors qu’un choix n’est rien d’autre que l’effectuation des excuses (la place, le savoir), une décision reste inexcusable : son sujet ne peut être réduit, ni par conséquent identifié à  tous ceux qui pourraient par ailleurs lui être substitués. Il reste pourtant ce semblable, sauf que cela ne compte plus. Le sujet de la décision signe son acte alors que le sujet du choix explique son action : en celle-ci ne compte que le savoir et donc, pour le sujet indéfiniment substituable, la place occupée (de fait : si vous étiez à ma place, vous seriez moi et tout serait dit) ; en celle-là il n’y a plus que le sujet insubstituable, dès lors aussi étranger à lui-même (si on ne décide que là où le savoir manque, on ne saurait comprendre ses propres décisions) qu’aux autres (nul ne peut s’identifier à lui). Tout choix est commun même quand il est paradoxal parce qu’un sujet s’y est assuré en avérant son indifférence ; toute décision est étrange, si évidente et banale qu’elle apparaisse après coup, parce qu’un sujet s’y est divisé, séparé de lui-même et des autres, risqué.
Cette opposition éthique est l’envers de l’impossibilité qu’on ramène jamais le vrai au bien. De même qu’on ne saurait choisir le vrai (7), une décision ne saurait être bonne ou mauvaise : elle est simplement l’acte du sujet comme tel. Mais qu’elle donne lieu à des conséquences néfastes, et la réflexion sera forcée de la poser dans l’horizon de ce savoir et par là d’en produire la représentation en termes de choix. Par exemple celui qui divorce fait rétrospectivement de son mariage une mauvaise décision : il se souvient qu’il aurait pu rester célibataire, et qu’il a au contraire choisi de se marier. Si l’on s’en tient au contraire à l’événement que la décision aura été, alors l’idée qu’elle soit bonne ou mauvaise n’a aucun sens, puisque la décision en elle-même est irreprésentable : un sujet a seulement été actuel. On le voit d’ailleurs très bien, phénoménologiquement : décider consiste réaliser que la décision est déjà prise au fond de soi depuis un moment (une seconde ou trente ans, selon les cas), de sorte que cet acte subjectif ne s’entend que d’une absence originelle du sujet à lui-même – quand le choix s’entend au contraire de la présence à soi et aux raisons : je vois celles qui tendent à ceci être d’un poids supérieur à celles qui tendent à cela.
Si maintenant nous nous interrogeons sur l’objet de la décision par opposition à l’objet du choix, nous sommes obligés de reconnaître qu’elle n’en a paradigmatiquement qu’un seul, qui est le vrai. En effet, l’objet d’une décision c’est-à-dire d’un événement subjectif, acte inanticipable, indifférent aux raisons, exclusif à la représentation, est exclusif des raisons qui imposeraient sa reconnaissance ; or si l’objet de la décision se tient expressément là où le savoir manque (par opposition à l’objet du choix qui se tient expressément là où le savoir s’impose), comment le nommer, sinon le vrai, puisque le manque propre au savoir (qu’il ne compte pas) est l’impossibilité qu’il égale la vérité, dès lors attestée ? En quoi nous comprenons que le vrai se reconnaît à ceci qu’il donne à un sujet d’advenir comme sujet – c’est-à-dire sans le savoir…
C’est très concret : par opposition à l’objet du choix qui est toujours le plus important (par exemple je choisis tel aliment plutôt que tel autre parce qu’il importera, me semble-t-il,plus de plaisir dans mon repas), celui de la décision n’importe en rien (on décide hors du savoir et c’est le savoir réel ou prétendu, par exemple ici de mes goûts en matière de nourriture, qui fixe les importances) mais, précisément de faire advenir le sujet comme tel (on en décide), on dira qu’ il compte. Compter signifie faire advenir comme irréductible (car compter, c’est marquer) et par là, quand il s’agit d’un sujet, le mettre au pied de son propre mur (car marqué, il n’a plus pour vérité d’être quelconque) – alors que tout ce qui importe suppose au contraire qu’il y soit déjà. Par opposition à l’objet du choix qui est le meilleur c’est-à-dire ce qui importe le plus dans l’horizon du bien (duquel il n’y a jamais à décider), l’objet de la décision est donc ce qui compte, en tant qu’il compte. La remarque vaut d’ailleurs clairement pour la vie quotidienne : on choisit quand il s’agit de choses plus ou moins importantes, mais on décide quand il s’agit des choses qui comptent.
Dès lors qu’il appartient au vrai qu’on en décide, et par là qu’on advienne comme sujet hors de toutes les raisons qui nous auraient d’avance excusés de ne pas le faire, c’est le même de dire d’une chose qu’elle compte ou de dire qu’elle est vraie : elle s’est imposée là où le savoir ne comptait pas. A chaque fois qu’on a été mis devant sa propre responsabilité d’être sujet, le vrai était là.
Devant le vrai dont il faut avoir toujours déjà décidé, la question d’être sujet advient comme une fidélité, dont il n’y a pas à dire si elle est fidélité à soi ou à la distinction originelle du vrai. Devant le bien, au contraire, elle disparaît : se demande-t-on s’il faut choisir le préférable ? Le bien suppose ainsi qu’être sujet, pour un sujet, aille de soi. Le sujet du bien s’entend d’exclure depuis toujours la question que, comme sujet de la condition même d’être sujet, il était forcément pour lui-même.
 
 
Autorité : la cause du sujet est la même que celle du vrai
 
Dire du vrai qu’il « compte », c’est dire qu’il n’est pas fondé à être vrai, et qu’il s’impose pourtant au sujet, là (et là seulement) où celui-ci n’est pas substituable : dans sa distinction d’avec tout autre auquel il est par ailleurs semblable. La distinction du sujet et la vérité du vrai sont en causalité réciproque. La notion d’autorité dit cette identité.
Ce qui s’impose sans être fondé à le faire, on dit qu’il fait preuve d’autorité, et il n’y a pas de différence entre dire une chose vraie et dire qu’elle s’impose. Mais l’autorité n’est telle que dans sa reconnaissance (une autorité que nul ne reconnaît n’en est pas une), de sorte qu’on peut dire que sa reconnaissance est la cause de l’autorité. Il y a pourtant une condition : que le sujet ne soit pas n’importe quel sujet, c’est-à-dire qu’il s’autorise originellement de lui-même, dans sa singularité et donc dans son étrangeté radicale, et non pas du savoir dont un autre userait pareillement (autrement dit : qu’il s’agisse bien d’une décision et non pas d’un choix). S’autoriser de soi ne porte pas seulement sur ce dont on décide (que le vrai soit vrai hors des raisons qui l’établiraient) mais également sur soi, précisément comme sujet singulier et divisé de la décision, par opposition au sujet commun et rassemblé du choix (commun parce que tous les autres le soutiennent, rassemblé parce qu’il ne fait qu’un avec le savoir dont il s’autorise). On peut en conclure qu’est vrai, c’est-à-dire fait autorité, cela dont un sujet répond, quand c’est aussi bien de lui comme sujet qu’il répond. Peu importe alors l’endroit où se situe le sujet, à l’origine ou dans la reconnaissance finale, qui est encore une décision. Les billets de banque qu’on a pris en exemple plus haut sont faux bien qu’ils soient absolument identiques aux vrais, parce que le faussaire n’en répond pas ou, si par extraordinaire il le faisait, parce qu’il n’est pas autorisé à en répondre comme l’est le caissier officiel – lequel est autorisé par l’Etat qui s’autorise de soi. Ce qui cause le vrai à être vrai, c’est toujours et seulement qu’un sujet s’autorise de soi, si éloignée et médiatisée que soit cette liberté (8).
Ainsi l’autorité qui caractérise la décision, par opposition au choix qui est une fonction du savoir accompagnée de la méconnaissance propre au moi, porte indistinctement sur son objet et sur elle-même. Qu’est-ce que l’autorité, en effet, sinon indistinctement ce qui cause le vrai à être vrai (sinon il n’est que réel, voire faux s’il se prétend autorisé, comme dans l’exemple des billets de banque) et ce qui met un sujet dans la position d’avoir à être sujet ? Cette autorité peut être impropre, comme dans l’exemple du caissier qui signe les billets de banque (il a reçu l’autorité de le faire) ou propre, comme elle l’est forcément à l’origine, dans l’événement de la décision (dans cet exemple on dirait que battre la monnaie est un acte de souveraineté). Mais l’essentiel est l’indistinction qu’on vient de dire : que la question du vrai quant à être vrai, et la question du sujet quant à un être sujet, soient la même. Car c’est bien de la même inanité des raisons qu’il s’agit quand on reconnaît le vrai comme tel, et quand on décide, c’est-à-dire qu’on s’autorise de soi : il y a bien un savoir, celui que le sujet du bien se constitue de mettre en avant, sauf que le sujet du vrai se constitue, lui, de ce que ce savoir qui le délivrerait de la responsabilité d’être soi ne compte pas. La réflexion reprendra cette liberté en pointant que les raisons manquent toujours, même quand elles ne manquent pas (il faut encore décider qu’elles sont décisives). Et qu’est-ce qu’une absence de raison, sinon une question ?
 
 
La distinction des sujets
 
Pour le sujet de la décision, la question est celle de l’étrangeté à soi, puisque sa question n’est la sienne qu’à être celle du vrai. Ainsi voit-on s’accomplir la division du sujet : sa vérité lui reste à jamais étrangère, puisqu’elle n’est pas la sienne mais celle du vrai dont, à l’avoir reconnu, il a reçu d’être sujet. Fidélité, disions-nous. Mais ce n’est pas une fidélité voulue. Car à dire qu’on ne reconnaît le vrai que « sans le savoir » (si les raisons comptaient, il faudrait parler de réalité et non de vérité), on signifie implicitement qu’on aura réalisé « après coup » l’avoir reconnu. Rappelons que décider, c’est réaliser qu’on a déjà décidé. D’où cette évidence où se lie la vérité au destin : on ne reconnaît le vrai qu’originellement, à chaque fois depuis toujours, ou alors jamais. Telle est ce qu’on pourrait nommer la vraie fidélité, qu’on peut opposer à la simple fidélité de qui s’interdirait consciemment de déroger à ses engagements : éthique involontaire de celui qui n’a même pas à savoir que le vrai est depuis toujours son affaire, mais dont l’agir consiste toujours à en répondre. Le sujet proprement dit ou le sujet du vrai sont donc le même.
Au contraire pour le sujet du choix c’est-à-dire des raisons suffisantes, l’idée même de fidélité est absurde quand elle est prise à la lettre, puisqu’on n’est jamais fidèle qu’à ce que les raisons de l’être ne suffisent pas et donc qu’à ce qu’il n’y ait pas du tout de raison de l’être. Autrement dit le sujet du vrai n’est fidèle qu’à ne pas se demander s’il y a des raisons pour qu’il le soit, puisqu’il n’y en a jamais, cette absence étant son existence même. A fortiori celui du bien sera-t-il depuis toujours en train d’exclure l’idée qu’on ait à répondre du vrai, puisque l’ordre représentatif impose qu’il y a vérité quand les raisons sont suffisantes. Répondre du vrai quand il n’y a que le réel, être fidèle sans raison à l’origine qui n’est rien, voilà donc ce que le sujet du bien se constitue éthiquement d’avoir raison d’exclure. Corrélativement, il a toujours eu raisonde récuser l’étrange question qu’il était pour lui-même (celle d’être sujet) puisque le savoir fait irrécusablement apparaître le préférable comme tel.
La simple notion de la responsabilité comprenait cette alternative, à cause de l’antériorité qu’elle est pour soi (qu’il s’agisse d’abord d’être responsable d’être responsable, c’est-à-dire sujet). Car le propre d’une responsabilité, c’est qu’on l’assume, ce dont les raisons ne suffisent jamais à rendre compte – ou qu’on ne l’assume pas, ce dont les raisons suffisent toujours à rendre compte.L’alternative originelle du vrai et du bien explicite la notion de responsabilité comme étant faite de cette dissymétrie par rapport au savoir : qu’on reste dans l’impossibilité que le savoir compte, ou qu’on reste dans l’irrécusable réalité du savoir et dans la nécessité tout aussi irrécusable des identifications qu’il implique.
Que chacun soit au pied de son propre mur (être une question singulière, celle du vrai), ou que chacun soit depuis toujours approprié au savoir commun (être une réponse particulière, celle de sa place), c’est ce qu’on pourrait nommer le vel de la responsabilité, et donc le radical de l’éthique.  
 
Il ne faut pas voir cela comme une équivalence, puisqu’il n’y a pas de raison d’être fidèle alors qu’il y en a – le savoir et les identifications dont il est la nécessité – de ne pas l’être à sa propre antériorité en ayant depuis toujours refusé d’entendre la question qu’on était pour soi. Le bon choix est toujours celui de la désinvolture puisqu’il est par définition celui que n’importe qui aurait raison de faire. L’emploi du terme désinvolture est justifié parce qu’il s’y agit pour le sujet d’« oublier » la question qu’il est originellement pour lui-même, et d’avoir raison d’opérer cet oubli au sens où la réflexion enseigne qu’on a forcément raison de savoir (9). Disons la même chose autrement : la reconnaissance du vrai a pour envers l’impossibilité qu’on soit jamais justifié de le reconnaître, et qu’on n’ait jamais tort de ne pas le reconnaître – si avoir tort consiste à opter pour une voie quand une autre était préférable. Allons même plus loin : on a toujours tort – en ce sens – de reconnaître le vrai, puisqu’on le reconnaît alors qu’il n’existe pas de vérité à reconnaître ! Celui qui reconnaît le vrai ne sera donc justifié ni à ses propres yeux, ni aux yeux des autres, ni aux yeux de Dieu lui-même – à désigner par ce terme l’instance d’une légitimation idéalement définitive parce que corrélative d’une ultime réalité des choses. Au sujet du choix (celui de la réflexion et des raisons dont il peut suffisamment arguer pour en rester à ses identifications), il appartient donc d’avoir exclu d’avance jusqu’à l’éventualité du vrai, et par conséquent d’avoir exclu d’avance qu’on soit en général responsable d’être un sujet.Et certes il a raison : comment pourrait-il ne pas être le sujet qu’il est si évidemment ? Et sur quoi pourrait-il se fonder pour admettre qu’il y a du vrai, sinon sur des raison qui rendraient cette reconnaissance préférable à son contraire ?
Le sujet l’est forcément de la décision du vrai, ou le sujet l’est forcément du choix du meilleur. On ne sort pas de cette alternative impliquée dans la simple idée de la responsabilité. Concrètement, cela signifie qu’être sujet donne lieu à deux définitions, selon qu’on s’autorise de ce qui manque au savoir, les raisons qui justifieraient le vrai d’être vrai s’il n’était pas vrai, ou de ce qui ne lui manque pas, les raisons qui justifient le représentable d’être représentable. Bref, les identifications ne comptent pas, ou elles comptent. Dans la première hypothèse, le sujet est identique à la question étrangère qu’il est pour lui-même et qui est celle du vrai, et dans la seconde il est identique à la réponse commune que n’importe qui est pour soi et qui est la familière nécessité du bien. Aucune conciliation n’est donc possible entre les deux positions, qui ne soit une pétition de principe inhérente à la réflexion c’est-à-dire au service du savoir et donc des biens.
Chacun est évidemment celui que n’importe qui aurait été à sa place, et c’est sa réalité, hors de quoi rien ne saurait même être conçu et qui contient d’avance toutes les raisons. Mais ce n’est pas sa vérité – étant clairement entendu que cette remarque n’est pas l’affaire de tout le monde. Comment le serait-elle, d’ailleurs ? Elle ne correspond à rien ! Quant à la vérité de la personne, il est donc inutile de la chercher en elle ou dans le monde : il n’y en a pas. Sauf bien sûr à en décider. Pour quelques-uns. Et malgré eux.
Tout se joue donc sur ce point : est-ce qu’on cède sur la responsabilité d’être responsable en voulant croire qu’il y a quand même une vérité, ou est-ce qu’on ne cède pas ? Dans le premier cas la question du sujet sera celle de d’une réconciliation que tout le monde l’approuvera d’entreprendre ; dans le second elle sera celle d’une étrangeté dont il n’a rien à attendre, puisque l’idée qu’il se l’approprie n’a aucun sens – dès lors que c’est depuis la vérité originelle du vrai (et par là même de soi) que le sujet s’institue (en vérité) comme tel. Disons la même chose autrement : le sujet du vrai est étranger à toute justification et donc à toute éventualité de salut, puisque sa vérité n’est pas son bien, quand le sujet du bien s’autorise de ce qui s’impose à tous et s’approprie par là même à sa propre semblance (au sens d’être le semblable de ses semblable), puisque son bien est sa vérité. Bref, la distinction des sujets, au double sens interne et externe du mot, se fait autour de ceci que le vrai divise et perd, quand le bien rassemble et sauve.
 
 
Conclusion : désigner le vrai sujet
 
La question du vrai est pour le sujet qui le reconnaît comme tel c’est-à-dire dans son autorité, la question de sa propre origine, laquelle est aussi bien pour lui la question de son étrangeté définitive et sans appel. Il est par conséquent hors de question, pour le sujet dont c’est le même de décider de soi et de reconnaître l’origine dans son autorité, que son propre bien compte jamais Celui qui se constitue comme sujet dans le rapport de reconnaissance qu’il entretient avec son origine – un tel rapport s’appelle « fidélité » – et dont il est dès lors exclu que le bien compte jamais, on dit qu’il est généreux. A la nécessité commune s’oppose donc la générosité comme, radicalement, la vérité s’oppose au savoir et comme le vrai s’oppose au bien.
 
 
 
NOTES :
(1) Toute la psychanalyse tiendrait dans cette formule, qu’on proposera en traduction du freudien « wo es war soll ich werden ».
 
(2) On opposera ce couple à la fatalité qui ignore la question subjective. Ainsi parlera-t-on de fatalité pour une nécessité purement naturelle, comme par exemple la trajectoire des planètes ou les dates du calendrier. On peut ainsi dire que la mort est une fatalité, mais elle ne concernerait alors les vivants qu’à titre de choses. Quand un être peut, sous un certain aspect, être ramené à des nécessités inertes, alors les lois qui gouvernent la réalité des choses sont pour lui autant de fatalités.
 
(3) Une action est moralement nécessaire quand elle s’impose à un sujet qui ne se considère que comme sujet ; autrement dit une mauvaise action est une action dont je puis certes être le sujet mais dont je ne puis me représenter qu’on le soit. La morale en général est ainsi la représentation du sujet réflexif, ce qu’on peut encore traduire en disant qu’elle se ramène à la tautologie de la représentativité du sujet de la représentation. Il n’y a donc qu’une seule morale, qui est la morale toujours insistante dans la diversité des systèmes axiologiques, pour autant qu’ils permettent un retour du sujet sur lui-même, implicitement ou explicitement (ce qui n’est pas le cas de tous, tant en termes de structure individuelle que d’identités culturelles). La morale s’oppose alors aux diverses « morales » où se représente à chaque fois un sujet empirique : non seulement il y a autant de « morales » que de sociétés ou que d’époques mais il y a une « morale » propre à chaque état de la vie (les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, etc. n’ont pas les mêmes approbations ni les mêmes condamnations).
 
(4) L’idée d’une réalité du bien est donc absurde, même si la confusion si fréquente des mots et des choses peut y faire croire (le mot mal tient notamment son sens de son opposition au mot bien). Par contre on est fondé à parler d’une réalité du mal corrélative d’un supplément d’existence subjective, puisqu’y est positivement fait ce qui n’allait pas de soi, contre le savoir (exemple : il appartient au concept de la promesse qu’elle soit tenue ; or on n’a pas tenu telle promesse qu’on avait faite).
 
(5) Ce qui n’exclut évidemment pas qu’on puisse par après en opérer la réflexion, comme la philosophie se définit de le faire.
 
 (6) Dans les domaines où nous sommes compétents, le choix est automatique (« ceci est évidemment préférable à cela »), et dans les domaines où nous ne le sommes pas du tout, il est impossible. Dans la réalité quotidienne, il est plus ou moins facile ou difficile parce que les savoirs que nous mobilisons sont plus ou moins assurés et plus ou moins purs (on peut choisir une voiture en s’appuyant en même temps sur une petite compétence en mécanique et sur l’idée du plaisir procuré par la possession d’un objet de telle couleur, par exemple).
 
(7) Si l’on envisageait de promouvoir un « choix du vrai, » c’est qu’on aurait trouvé des raisons (pratiques parce qu’il est plus efficace, morales parce qu’il est plus digne…) de le trouver meilleur que le faux : qu’il soit vrai ne compterait donc pas. Choisir effectue le savoir et il n’y a de vérité que là où le savoir ne compte pas, mais le sujet ; choisir le vrai constitue donc une contradiction dans les termes.
(8) Bien entendu, le paradigme du vrai est l’œuvre, puisqu’elle est ce qu’un sujet a posé en s’autorisant de soi-même c’est-à-dire en étrangeté à soi (d’où l’exclusivité des notions d’œuvre et d’ « expression »), et que reconnaître une œuvre (par opposition à une expression, justement), c’est décider qu’elle en est une (l’exemple d’un simple monochrome est particulièrement évident), dès lors dans la même étrangeté. Mais on peut aussi reconnaître de la vérité dans la nature, quand celle-ci se rapporte étrangement à elle-même – par opposition aux moments où elle n’est que son propre fonctionnement. Ici encore, il faut décider, et c’est pourquoi on peut parler de vérité, par exemple, quand on reconnaît dans le bruit silencieux de la neige ou le scintillement d’une couleur le don d’apparaître que la nature se fait mystérieusement à elle-même, et dont il arrive que nous restions les témoins à jamais bouleversés.
 
(9) Cet « oubli », dont on peut dire qu’il est l’envers subjectif de l’irrécusable réalité du savoir, est la condition constitutive de la morale, où il s’agit toujours d’agir comme agirait un sujet dont on dirait seulement qu’il représente la condition d’être sujet (l’humanité). En quoi on rappelle que son sujet est celui de la réflexion (celui qui répond à la question « que dois-je faire ? »), indiquant par là que la morale est tout simplement le refoulement de l’éthique.
 
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29 avril 2007 7 29 /04 /avril /2007 10:01
Le sujet n’est sujet qu’à ce qu’il en prenne la responsabilité, à l’encontre du fait métaphysique et donc innocent d’être un sujet. Ce fait est pourtant sa condition : il y a des sujets, et chacun de nous en est un. Reconnaître qu’il appartient au sujet d’être toujours subjectivement extérieur à cette condition revient donc à adresser la question de la responsabilité à sa constitution même de sujet – que par définition on nommera assujettissement. Or à quoi sommes-nous originellement assujettis, sinon à un savoir qui soit indistinctement celui des choses et de nous-mêmes en tant que nous portons la responsabilité de ces choses ? La question que chacun est pour lui-même et qui est toujours la question d’être sujet doit par conséquent s’entendre à l’encontre de la réponse toujours déjà donnée par ce savoir à une question qui reste la nôtre : on ne sera sujet qu’à la condition que cette réponse pourtant satisfaisante ne réponde pas de nous. La métaphysique est l’oubli que nous ne cessons d’opérer de cette condition, l’éthique est son insistance en nous et malgré nous.
 
1. Savoir et responsabilité sont noués dans l’irresponsabilité
On ne fait rien n’importe comment : il faut savoir. Cela signifie qu’on ne peut dissocier la condition de sujet d’une tâche d’une identification au savoir qui fasse de nous, précisément, le sujet de telle tâche particulière. Et certes, n’être sujet de rien, d’aucune tâche, c’est n’être pas sujet du tout. De sorte qu’il revient au même de considérer le sujet dans sa réalité concrète et de le considérer comme toujours déjà identifié à un savoir, explicite ou diffus, qu’on peut nommer une compétence. Il y a des compétences pour tout, et elles définissent pour chacun des possibilités d’être sujet ; inversement être incompétent revient à être exclu pour une tâche donnée de l’éventualité d’en être sujet. L’ignorance est une irresponsabilité simple – au sens où c’est le même de ne pas pouvoir s’autoriser du savoir et d’être irresponsable de ce qu’on fait, parce qu’on ne peut faire ce qu’on a à faire qu’à savoir le faire. Et si l’on accorde qu’il n’y a pas de différence entre être sujet d’une tâche et en porter la responsabilité, on conviendra que le savoir, le sujet et ce dont il est sujet sont des termes inséparables. Mais il ne suffit pas d’établir une équivalence entre l’incompétence et irresponsabilité, puisqu’on manque aussi à la responsabilité en optant pour d’autres critères que ceux qu’on a la responsabilité de mettre en œuvre. Un médecin peut par exemple exercer son métier en privilégiant des critères administratifs ou financiers, notamment en refusant des soins indispensables au patient mais coûteux pour la collectivité, ou en traitant uniquement des pathologies lucratives pour lui. Bref, l’irresponsabilité est toujours assimilable au manque du savoir dans la tâche dont on porte la responsabilité, mais ce manque peut être aussi bien une incapacité (on ne le possède pas) qu’une volonté (on l’a écarté ou remplacé par un autre) – par quoi la corrélation de la responsabilité et du savoir se trouve confirmée. Assujettissement de soi à un savoir et responsabilité de ses actions sont donc inséparables.
Le savoir est ainsi ce qui compte en toute responsabilité que nous avons à assumer, qui est alors celle d’une certaine définition de soi. Le sujet est en ce sens le lieu ou plus précisément le véhicule du savoir, et en lui c’est au savoir qu’on s’adresse. Le plus souvent l’identification reste implicite (il y a des savoirs familiaux, des « savoir y faire », etc. qu’on ne reconnaît pas comme tels sans réfléchir), mais les rôles sociaux et les responsabilités y afférentes en sont la manifestation la plus évidente. Si je suis malade, je ne m’adresse pas à Monsieur X ou à Madame Y mais uniquement à la médecine, dont ces personnes individuelles sont pour moi les incarnations les plus insignifiantes possibles, puisque je leur demande expressément de me traiter comme n’importe quel médecin aurait raison de me traiter et non pas d’une manière qui leur serait personnelle et propre. Il y a donc un fait, spécialement évident pour cet exemple à l’époque de la médecine scientifique où la question n’est plus celle de l’expérience acquise et du jugement singulier mais des mesures objectives : que les personnes individuelles ne soient pas absolument insignifiantes ne définit rien d’autre que leur différence au savoir, autrement dit leur degré d’incompétence. La parfaite insignifiance de principe de celui qui se définit par son assujettissement au savoir est acceptée et même revendiquée par tout le monde : à toute parole proférée par tel médecin personnellement rencontré, je pourrai légitimement attribuer ce sujet de pur savoir qu’on appelle traditionnellement la « faculté » et dire par exemple « la faculté me recommande un régime sans sel ». Etre assujetti au savoir, et donc aussi à une place (à l’hôpital, on ne confond pas les médecins avec les infirmiers ou avec les agents administratifs), c’est par conséquent avoir une responsabilité indubitable et constitutive (ici celle du diagnostic et de la prescription) et en même temps être un parfait anonyme dans cette responsabilité : on est un médecin, un professeur, autrement dit n’importe lequel (par exemple on corrige bien une copie en mettant les observations et la note que n’importe quel professeur aurait mise, etc.). Quant au meilleur spécialiste par définition unique, son excellence fait de lui le plus insignifiant : c’est lui qui réalise le plus l’identification de la personne au savoir, l’épuisement normatif de la personne dans le savoir. L’autorité qui fait du sujet un être responsable n’est donc la sienne qu’en second : du point de vue de la reconnaissance, sa compétence de fait n’est rien d’autre que son degré de légitimité des mettre en avant le savoir quand on lui impute une décision. On est compétent, c’est-à-dire responsable dans l’accomplissement de sa tâche, que dans la mesure où l’on est fondé à faire du savoir le responsable de sa responsabilité. Les victoires et les échecs du médecin en tant que médecin sont les victoires et les échecs de la médecine.
Il est dès lors évident que cette corrélation de la responsabilité et de la compétence est la constitution même d’une irresponsabilité de second degré : le médecin pourra par exemple expliquer son échec, voire les malheurs qu’il aura pu provoquer et qu’on serait tenté de lui reprocher, en disant qu’« on n’a pas encore découvert le remède à cette maladie », ou qu’« on ne sait pas encore éviter les terribles effets secondaires de ce traitement ». Dans son cas, parler et se dédouaner sont le même. Disjonction de la responsabilité et de l’imputation., donc.
Or elles sont l’envers et l’endroit de la même réalité, celle d’être sujet.
D’où cette évidence que la seule vraie responsabilité – si l’on nomme ainsi celle qui n’élude pas la nécessité de l’imputation – n’est pas la responsabilité de ce qu’on fait, mais la responsabilité d’être sujet de le faire. Etre médecin ou professeur est une responsabilité anonyme et donc une irresponsabilité, mais on serait singulièrement responsable d’être médecin ou d’être professeur, et cela résoudrait sinon le paradoxe lui-même du moins son application à la question d’être sujet.
On ne peut malheureusement pas accepter cette réponse de bon sens. Car qui a choisi d’être par exemple médecin ou professeur, sinon un sujet qui avait des raisons subjectives et objectives de le faire, celles dont n’importe qui se fût autorisé à sa place – autrement dit un « en tant que » ? Celui qui choisit de devenir médecin ou professeur, par exemple, le fait bien en tant qu’étudiant et en tant que sujet social (membre d’une société qui demande un certain niveau de compétence qu’elle associe à telles promesses, etc.), et plus concrètement encore en tant que porteur d’une multitude d’impasses et de projets, conscients et surtout inconscients, qui sont ceux des autres bien avant d’être les siens : les parents projettent leurs ambitions dans la personne de leur enfant, le façonnent avec leurs conflits et les conflits dont ils sont eux-mêmes les héritiers, etc. Celui qui avait choisi d’exercer une responsabilité qui s’avère être une irresponsabilité reste donc encore sujet de savoir et donc sujet anonyme : on est simplement passé d’un savoir explicite à un savoir implicite. Les responsabilités qu’on choisit d’exercer font ainsi de leur sujet singulier un toujours irresponsable de sa responsabilité : c’est dans ce savoir toujours antérieur qui eût semblablement déterminé n’importe qui que sa responsabilité trouve son principe ! Telle est la situation banale de l’étudiant qui se donne, dès lors de manière irresponsable,bien qu’il soit convaincu du contraire (justement : il choisit),un avenir et donc une responsabilité de médecin ou de professeur. Formalisons l’argument : c’est encore un savoir qui fait valoir le savoir puisqu’il faut bien des raisons, dont il importe peu qu’elles soient presque toujours inconscientes, pour que cet avenir-ci apparaisse comme préférable à cet avenir-là. En le choisissant, comme il est impossible de ne pas le faire (c’est précisément l’option du préférable comme préférable qu’on appelle « choix »), on s’autorise forcément du savoir qui eût semblablement autorisé quiconque se fût trouvé à la même place, et par là on entérine à propos de soi-même une irresponsabilité de principe qu’on aurait voulu cantonner au domaine des rôles et des compétences. En passant de la responsabilité essentielle (être médecin ou professeur) à la responsabilité personnelle (choisir d’être médecin ou d’être professeur) on ne sort donc pas de l’effet d’assujettissement propre au savoir, c’est-à-dire de l’institution irresponsable de la responsabilité ! Bref, chaque « en tant que » est évidemment responsable d’en être un, mais de cette responsabilité non plus il n’est pas responsable puisque le sujet auquel on aurait voulu imputer la responsabilité est encore un « en tant que » c’est-à-dire n’importe qui, ce sujet quelconque seulement distingué de ses semblables par la place qu’il occupe. Qu’il s’agisse de la responsabilité qu’on exerce ou du choix qu’on fait de l’exercer, soi ou n’importe qui c’est exactement la même chose.
Il est donc strictement impossible d’actualiser la corrélation de l’autorité et de la responsabilité en imputant à quelqu’un quelque chose dont il puisse être non plus le sujet supposé mais l’auteur : pour la métaphysique cette notion n’a aucun sens. Car en rester à l’évidence qui est celle de l’autorité du savoir, revient à en rester au sujet supposé de la métaphysique, cet anonyme interchangeable qu’on imaginerait pouvoir prendre pour une personne parce qu’il fait les choix que n’importe qui aurait forcément faits dans sa situation – des choix qu’une connaissance laplacienne du monde et des savoirs dont il est fait aurait pu prévoir de toute éternité[1].
C’est donc le même de s’autoriser des raisons qu’on aperçoit de faire quelque chose et de s’autoriser de son propre anonymat c’est-à-dire de l’impossibilité de signer ce dont on aura été le sujet. Signer, en effet, c’est non pas être le sujet de quelque chose (par exemple de la lettre qu’on vient d’écrire), mais c’est prendre la responsabilité d’en être le sujet (éventuellement de la lettre qu’un autre vient d’écrire, comme dans le cas des pétitions). Le sujet existant dans l’anonymat des nécessités universelles est donc, pour cette seule raison que le savoir compte, dans l’impossibilité de principe de pouvoir prendre la responsabilité d’avoir les responsabilités liées à cette nécessité : il est l’objet du fait d’avoir certaines responsabilités, comme on n’est sujet professionnel qu’à être l’objet du système de la profession c’est-à-dire qu’à n’avoir rien d’autre comme vérité que la place qu’on occupe. On est sujet, oui, mais c’est le système (disons plus généralement le savoir) qui est sujet du fait qu’on soit sujet – dès lors anonyme, si reconnu qu’on puisse être par ailleurs. Concrètement, cela revient à dire que la réalité structurellement assujettissante du savoir est identique à la simple impossibilité que le sujet accède à sa propre question, qui est celle d’être sujet ; de sorte que c’est le même de dire que le savoir est ce qui compte (définition de la position métaphysique) et de dire que la question d’être sujet est tellement réglée d’avance qu’il serait même absurde d’imaginer qu’on ait à se la poser.
S’autoriser du savoir ou s’autoriser de son propre anonymat, si l’on nous accorde cet oxymore destiné à indiquer une irresponsabilité qu’on prend, c’est donc la même chose : être excusé d’avance par le savoir, c’est aussi bien être le substitut indifférent du « sujet » réduit à une fonction elle aussi anonyme, autrement dit à un « effet » – bref à une innocence. La vie courante ne cesse de le donner à voir : l’individu commun à qui l’on reproche quelque chose renvoie toujours la responsabilité au savoir, en disant très légitimement que celui-ci a manqué, d’une manière ou d’une autre, et que c’est à ce manque en effet déplorable que tout doit être imputé (« je ne savais pas qu’il fallait faire ceci, que mon action aurait telle conséquence », à la limite « je ne savais pas qu’il fallait savoir »). Il continue en précisant : « à ma place, sachant ce que je savais et ignorant ce que j’ignorais, n’importe qui aurait fait ce que j’ai fait ». Ethiquement parlant, c’est donc le même d’en appeler au savoir, d’en appeler à l’anonymat d’une substitution indéfinie, et de récuser toute responsabilité en renvoyant à la constatation de son innocence qu’on charge les autres de faire (« vous voyez donc bien que ce n’est pas ma faute ! ») Plus concrètement encore, on fera remarquer que l’invocation du savoir se fait à chaque fois que le sujet se trouve mis en cause : il s’attribue ses réussites en s’identifiant à son savoir (« oui, j’ai fait ce qu’il fallait : je connais bien ce problème ») mais il s’exonère de ses échecs en s’opposant à un savoir qui lui a manqué et qui, comme manquant, est paradoxalement porteur de toute la responsabilité de ce qui a été fait ou de ce qui n’a pas été fait. Un reproche est toujours l’occasion de répondre qu’on ne savait pas, qu’on ne pouvait pas savoir, qu’on ne savait pas qu’il fallait savoir – en somme qu’on n’est pour rien dans le fait d’être sujet de ce qu’on a fait, et que c’est uniquement le savoir, en tant qu’il a manqué, qui doit être incriminé. Rien n’est plus évident que cet argument pour celui qui l’emploie puisqu’il est en effet incontestable que s’il avait su il aurait agi tout autrement, et que ce qu’on croit pouvoir lui reprocher ne serait jamais arrivé ! La responsabilité de la réussite appartient donc au sujet qui est toujours bon ou innocent, et celle de l’échec appartient uniquement au savoir qui est toujours neutre (car quand je sais, c’est à moi et non à lui que revient le mérite) ou mauvais (à cause de son manque dont je n’ai été que le vecteur innocent, un malheur – lequel peut bien être une intention mauvaise – est arrivé). Là où il y aurait eu à répondre de soi, il n’y a donc plus personne – et il n’y a même personne pour répondre de ce qu’il n’y ait personne.
Telle est en effet la simple notion de la justification : qu’on ait raison, et par là même qu’on aille jusqu’à être dispensé d’en être le sujet, puisqu’on ne l’est qu’autorisé d’un savoir qui dès lors fait autorité pour nous. On a bien été sujet de ce qu’on a fait, mais c’est le savoir ou bien disponible ou bien manquant qui était à chaque fois sujet de ce qu’on soit sujet. Chacun est certes responsable, mais c’est le savoir qui est responsable que l’on soit responsable – de sorte qu’on ne l’est finalement pas.
Si l’incompétence est une irresponsabilité quant à la tâche qu’on doit mener, la nécessité d’invoquer un rapport au savoir pour penser – dès lors en termes de justification – qu’on soit le sujet que cette tâche exige qu’on soit, est une trahison : la plus haute qui se puisse concevoir : non pas celle d’être sujet (au contraire), mais celle qu’être sujet soit notre affaire.
 
2. Etre ou ne pas être
C’est donc le même de s’autoriser de son savoir et d’avoir au fond de soi trahi la nécessité pour soi, d’être sujet d’être sujet : on en reste à cette vérité que chacun est incontestablement « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui », en « oubliant » que ce n’est un fait qu’à d’abord être la nécessité d’en être encore sujet – comme ici Sartre l’a été en en prenant la responsabilité dans un acte expressément « sartrien », qui en l’occurrence a été l’écriture des Mots.
La responsabilité, en tant qu’elle est d’abord celle d’être responsable, doit donc s’entendre en acte, selon une rupture à l’encontre du savoir, qu’il ne s’agit par ailleurs évidemment pas de contester c’est-à-dire de remplacer par un savoir différent ou plus complet, et qu’il est même possible d’entériner expressément comme dans l’exemple de cette déclaration. La question du sujet est par conséquent celle de cette rupture qui n’est pas une récusation : le savoir est là, y compris même sa réflexion comme savoir de l’incomplétude du savoir et de la responsabilité comme effet de structure, mais il reste excédé par la question du sujet puisqu’il faut encore advenir comme sujet pour la définition qu’il constitue de ce que c’est qu’être un sujet – si c’est bien à chaque fois de notre vie qu’il s’agit, de cette vie qui reste notre affaire. Parce qu’on n’est sujet qu’à d’abord être sujet de l’être, le sujet par ailleurs indifféremment substituable est toujours à nouveau au pied de son propre mur. On peut clarifier cette métaphore en parlant de la possibilité de signer, puisqu’on ne signe qu’à ce que les raisons de le faire ne suffisent jamais, qu’à n’être jamais justifié de le faire – que par un acte qui vient supplémenter d’une autorité personnelle toutes les raisons qu’on avait de l’accomplir et qui eussent été aussi bien celles de n’importe qui (la réalité de ces raisons est donnée, mais on prend la responsabilité qu’elles soient valables).
Ou le savoir compte et l’on est un sujet excusé depuis toujours, ou il ne compte pas et l’on est le sujet d’une signature qui, comme la mort dont elle est en quelque sorte le signe (non pas « je suis sujet » mais « j’aurai été sujet »), peut advenir à tout instant. Désinvolture d’être sujet dans le premier cas, puisque toute responsabilité est d’avance transférée au savoir présent ou absent, et responsabilité dans l’autre où il est clairement assumé que toute excuse est un mensonge – surtout si elle est réelle puisqu’elle n’en est une qu’à ce qu’on l’ait validée depuis notre autorité de sujet,étrangère à toute raison. Quand donc on présente la question originelle d’être sujet au moyen d’une alternative qu’on peut dire être celle de l’existence ou de l’excuse, on peut la présenter aussi comme celle de la subjectivité ou du transfert (supposer du savoir à la Raison, la nature, Dieu, la société, etc.), ou encore comme celle de s’autoriser de soi ou des raisons qu’on a de faire ce qu’on fait et d’être ce qu’on est – raison qui renvoient forcément à un autre (« constatez vous-même que mes raisons sont bien réelles ! ») dont on se fait par là même le tenant lieu (ce sera le même que lui constate ces raisons et que moi je sois excusé). L’alternative de la désinvolture ou de la responsabilité d’être responsable est donc celle-ci : ou le savoir compte, auquel cas on est le sujet qui lui correspond (n’importe qui : celui qu’un autre aurait été s’il se fût trouvé à la place qu’on occupe) ou il ne compte pas, auquel cas on n’est pas ce sujet anonyme – sans être pour autant un sujet différent auquel on reconnaîtrait on ne sait quelles qualités de singularité et d’originalité.
Car l’alternative n’est pas entre un sujet médiocre et un sujet admirable, mais elle est entre le savoir (qui peut à la limite être sublime et conduire à l’héroïsme) et l’existence (aussi étrangère au sublime qu’au trivial), quant à la question de la responsabilité d’être responsable. Tout se ramène en effet à ceci : est-ce que la responsabilité d’être sujet existe ou est-ce qu’elle est transférée ? En d’autres termes est-on sujet de la signature, ou de la supposition ? Autrement dit encore : est-ce qu’on est excusé (éventuellement d’être sublime comme dans le cas d’un héros faisant son devoir ou d’un aristocrate que son éducation ferait toujours choisir la voie la plus difficile) ou est ce qu’on est sans excuse ni pardon ?
Pour l’excuse, on vient de l’expliquer : tout est d’avance imputé au savoir et à l’innocence du procès d’assujettissement. Pour le pardon, ce n’est pas moins vrai. Pardonner consiste en effet à poser que, pour un mal commis et maintenu comme tel (on ne peut pardonner qu’à la condition de ne pas oublier), cela ne compte plus que la personne qu’on a devant soi en ait pris la responsabilité. Car non seulement elle a été sujet, mais la question du mal suppose qu’on soit aussi sujet d’être le sujet des mauvaises actions[2], de sorte que quand quelqu’un pardonne l’offense qui lui a été faite, c’est expressément là-dessus que s’exerce la grâce qu’il accorde : sur la responsabilité que l’autre a prise d’être responsable. Celui qui a été pardonné était sujet (et pas seulement un sujet) – eh bien, le pardon, c’est que désormais cela ne compte plus et que cela n’ait dès lors jamais compté Car ce criminel désormais pardonné, je vois maintenant qu’il n’était depuis toujours qu’un sujet c’est-à-dire un excusé d’avance : là où il y avait la méchanceté inexcusable d’être méchant, depuis le pardon il n’y a plus que le malheur, c’est-à-dire l’innocence (dont le pardon est précisément la restitution), d’avoir été méchant... Car l’idée d’un droit à être pardonné étant simplement absurde, autrement dit le pardon étant une grâce qu’on accorde ou pas, dès lors souverainement, le sujet méchant est toujours déjà pris dans le savoir de cette souveraineté qui le dépossède d’avance de sa responsabilité de lui-même (le souverain ne pardonnera éventuellement pas, mais on sait qu’il peut toujours le faire), comme le sujet ordinaire est toujours déjà pris dans le savoir des raisons qu’il a effectuées, celles dont il revient au même de les nommer excuses et de dire que n’importe qui d’autres les eût pareillement effectuées s’il s’était trouvé à sa place. On peut donc être immédiatement ou réflexivement sujet désinvolte : immédiatement sous le régime commun de l’excuse, et réflexivement dans l’éventualité d’être un jour pardonné. Le savoir des raisons vaut dans le premier cas, et le savoir de la souveraineté du souverain dans le second. Celui qui est excusé est déchargé d’être responsable ; et celui qui est pardonné est déchargé d’être responsable de la responsabilité qu’on lui avait reconnue dans ce qu’il a fait.
On a compris que la désinvolture ne diffère pas pour le sujet de l’éventualité qu’il soit sauvé de la responsabilité d’être sujet. Il importe peu qu’il le soit par le savoir anonyme dans le premier cas ou par un souverain personnel dans le second, puisqu’entre eux la différence n’est que d’un degré de réflexion : l’excusé est sauvé de l’imputation par le savoir, le pardonné sait qu’il peut être sauvé de l’imputation personnelle, et se constitue de son assujettissement à ce savoir. C’est donc bien le même de désigner un sujet comme sujet de l’éthique, par opposition au sujet de la métaphysique, et de le dire à jamais sans excuse ni pardon.
 
3. Le mot manquant, facteur de l’éthique
Reste à découvrir comment est possible l’exclusivité de l’existence subjective à la double destitution de l’excuse et du pardon. En d’autres termes : à quelle condition de fait l’éthique peut-elle rompre avec la métaphysique – étant entendu que la vérité de cette question est son identité avec la question générale de la responsabilité comme question de la responsabilité d’être responsable ?
Cette question d’être sujet, que la plupart d’entre nous consacrent toute leur vie à éluder en s’appuyant sur les responsabilités qu’ils doivent assumer, ne se pose en effet que parce qu’il appartient par ailleurs au savoir d’en ouvrir non pas la possibilité (qui relèverait alors d’un savoir de second degré, d’un savoir sur le savoir) mais la nécessité. Cette nécessité est simple à désigner : si satisfaisant qu’il soit, le savoir ne parvient pas à s’égaler à la vérité, quand bien même toute la réflexion se constitue de vouloir le confondre avec elle (quand je réfléchis, je suis forcé de nommer « vérité » la réponse que l’on aurait raison de donner aux questions que je pose, et par là d’être aveugle au paralogisme que cela constitue).
Il n’y parvient pas pour une raison très bonne et repérée depuis longtemps : à toute réponse il faut encore accorder ce que les stoïciens nommaient notre « assentiment » c’est-à-dire une validation par quoi chacun fait advenir comme vrai ce qu’il vient d’entendre en le cautionnant son autorité de sujet singulier. Aucune preuve n’en est donc une par elle-même, surtout si elle en est une (« Prouve ta preuve » disaient-ils) – de même aucune excuse, avons-nous appris. Impossible dès lors d’attribuer une autorité au savoir lui-même, qui n’accède au contraire à sa légitimité qu’à la recevoir du sujet, quant à ce qu’il s’autorise de son autorité de sujet pour valider le discours et en faire un savoir qu’on retiendra. Il faut être un menteur pour en rester au seul savoir, comme le montrent les exemples du scientisme, de l’intégrisme religieux, du conformisme social, mais aussi de l’historicisme ou du relativisme et de bien d’autres figures encore où l’on veut croire en une autorité de savoir qui s’imposerait d’elle-même, « oubliant » que l’autorité est constitutivement suspendue à la décision personnelle qu’on prend de la reconnaître. Car une autorité que nul ne reconnaît n’en est absolument pas une, à commencer par celle du savoir dont pourtant n’importe qui (donc aussi chacun) ne cesse de s’autoriser. Cela ne signifie pas que la reconnaissance soit arbitraire – au contraire, puisque la notion de l’arbitraire est aussi bien celle de l’irresponsabilité – mais cela signifie qu’elle est toujours une responsabilité qu’on prend librement et que c’est seulement par cette liberté qu’on pourra parler d’autorité.
Affirmer la suffisance subjective d’un savoir, c’est montrer qu’on a seulement opté pour la violence et le mensonge et qu’on érige l’inhumain en principe de vie c’est-à-dire de mort comme le font les totalitaires et les fanatiques de toutes obédiences. La notion de l’inhumain est l’envers de celle d’une « vérité » dernière qu’on possèderait ou dont on aurait eu la révélation, conviction de sauvage parce qu’elle est comme telle un engagement envers et contre tout, sans égard pour rien ni personne et notamment pour soi-même. Elle ne renvoie pas seulement au mensonge subjectif qu’on vient d’indiquer (croire qu’il y a des autorités en soi et donc des vérités ultimes auxquelles il faut absolument se soumettre) mais encore à un mensonge objectif à propos du discours qu’on suppose vrai dans l’absolu, parce que sa qualification comme tel consiste à dénier que le dernier mot en soit toujours manquant quand c’est précisément au lieu de ce manque qu’un sujet est sujet. Il y a là une nécessité de structure, très banale et pourtant décisive : comme constitué de sa pure différence avec les autres mots de la langue, le tout dernier mot est en lui-même appel au mot suivant qui dès lors manque, rendant par principe impossible la clôture d’un signifié dont il est désormais impossible de faire une vérité dernière. Il n’y a ainsi pas d’« humanité » parce que le discours qui dirait en quoi elle consiste ne justifierait jamais que nous ayons pour existence de l’exemplifier.
 
Conclusion
Il est impossible à chacun d’être ce que le savoir dit, même à bon droit, qu’il est : un sujet. C’est notre faute originelle, notre exil à la vie, au savoir et à nous-mêmes – et aussi l’impossibilité définitive qu’ils redeviennent jamais notre élément. La responsabilité non plus ne l’est pas, qui vaut pour d’autres instances que l’humain dont elle n’est pas l’affaire mais au contraire la nature et par conséquent l’innocence. Car c’est de n’avoir même pas l’excuse d’être innocent de sa responsabilité qu’on est humain, si nous sommes toujours coupables de ne pas l’être.
 


NOTES :

[1] Appuyé sur la notion freudienne de surdétermination qu’on appliquerait aux assujettissements, on pourrait produire le fantasme d’un sujet « libre » au sens où il prendrait forcément de lui-même la responsabilité d’être singulier quand les différents savoirs dont il est fait avèreraient leur caractère incompatible ou contradictoire. Il faut dénoncer la naïveté d’une telle illusion qui prétendrait retrouver le sujet dans le déterminisme même, comme son effet le plus paradoxal. Car la pluralité et donc la fréquente incompatibilité des ordres de signification n’ouvre d’abord un espace d’indétermination qu’à la condition qu’on ait projeté sur le sujet de l’inconscient l’unicité et la formalité du sujet de la réflexion ; de sorte que c’est au nom du sujet transcendantal qu’on reconnaîtrait la réalité des procès d’assujettissement qui sont pourtant l’impossibilité de principe du transcendantal en général ! L’argument consistant à dire que, pris entre des exigences contradictoires, ce « sujet » aurait bien été forcé de se déterminer lui-même et par conséquent serait originellement libre des assujettissements dont on admet par ailleurs qu’il est le produit, est une suite de paralogismes, dont le premier est d’imaginer qu’on puisse être « pris » entre des nécessités dont on est constitué (pour être pris entre de telles nécessités, comme dans l’exemple du cas de conscience, il faut exister en propre et donc être extérieur à l’une comme à l’autre). Et puis on suppose que la résultante, si l’on peut dire, de ces nécessités incompatibles entre elles, est d’une force exactement égale à zéro, faute de quoi le sujet aurait pour réalité le dessin inédit que les « processus primaires » ne manqueraient pas de donner à partir d’elle. Comme cette égalité exacte est infiniment improbable, l’argument l’est aussi. Ensuite il définit le sujet par la « spontanéité » du choix qu’il ferait de lui-même dans le no man’s land ouvert par cette improbable résultante. Or s’il y a bien une notion magique, c’est celle de « spontanéité », surtout si on veut l’employer en un lieu de signification neutralisée. D’ailleurs, à dire cela on confondrait liberté et indétermination, comme s’il suffisait de ne plus être absolument tel sujet relatif pour être un sujet absolu et par là capable le se déterminer aussi gratuitement et absolument que le Dieu incompréhensible de Descartes. Enfin une telle hypothèse oublierait que prendre une responsabilité est un acte positif dont il faut encore penser la détermination en termes de responsabilité : un sujet ne prend la responsabilité d’être sujet que dans une certaine compréhension de ce que c’est qu’être sujet (par exemple un sujet de droit prend une responsabilité juridique, etc.) dont il ne peut par principe être l’origine mais dont il doit avoir toujours déjà pris la responsabilité qu’elle soit valable autrement dit pour qu’elle fasse autorité à ses yeux. C’est la question de cette responsabilité de ce qui fait autorité sur soi qui est la question du sujet – pas celle de la neutralisation réciproque des déterminismes qu’il subit.

[2] De sorte qu’il revient au même de nier la réalité du mal et d’ôter à chacun la responsabilité de sa propre existence : c’est mépriser les hommes, souvent bien sûr avec les meilleures intentions, que de nier la réalité du mal, puisqu’elle n’est pas du tout le fait que nous soyons mauvais (l’homme est fait d’un bois tordu : c’est un fait comme c’est un autre fait qu’il pleut ce matin) mais – au contraire pourrait-on presque dire – que nous prenions  la responsabilité d’être mauvais.

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29 avril 2007 7 29 /04 /avril /2007 09:19



Il ne suffit pas d’être soi pour être soi, puisqu’on n’est soi qu’à être sujet de soi. Il ne suffit pas non plus d’être humain pour être humain, puisqu’on peut l’être de manière inhumaine. On vit, c’est une chose ; on est sujet de sa vie, c’en est une autre – car sa vie, on peut la vouloir, y être indifférent, ou la refuser, et aussi la gaspiller, l’oublier, la détruire, la sauver, la donner. Et pourtant cela ne fait qu’un. Dès lors la question de la responsabilité n’est-elle pas simplement celle d’être sujet de ce qui peut nous être imputé, mais celle d’être sujet pour cette éventualité même, en reprise du sujet qu’il fallait déjà être pour que cette nécessité pût nous concerner aussi bien que ne pas nous concerner. C’est dire qu’on n’est soi qu’à être chargé d’une responsabilité première qui est celle d’être soi et d’être humain, et dont chacun se constitue dès lors d’avoir à être le sujet : l’existence propre n’est pas notre nature mais notre affaire, par là seulement humaine. Est humain en effet ce sujet pour qui être sujet est non pas sa nature ou sa condition mais sa responsabilité, dont par là même il fera son humanité – celui qui sera en somme non pas sujet, mais sujet d’être sujet. Ce n’est dès lors pas la responsabilité qui définit l’humain, puisqu’on peut imaginer des responsabilités non humaines pour des sujets qui ne le seraient pas non plus (Dieu l’Etat ou la nature[1], mais aussi l’humanité en général et toutes sortes de personnes morales et d’entités juridiques dont on peut en effet concevoir qu’elles soient louées ou blâmées), mais c’est la responsabilité insubstituable et dès lors singulière d’être responsable. La responsabilité des choses qu’on aura faites ou qu’on n’aura pas faites en sera seulement dérivée. De ce point de vue la responsabilité n’est pas ce qu’on peut attribuer au sujet pour dire qu’il est humain, quelque chose qui l’exprimerait en tant qu’humain, mais ce qu’on doit lui imputer – ce dont on doit encore reconnaître qu’il est responsable. Il faudrait faire de l’humanité une classification zoologique pour qu’on pût être innocent d’être humain. La question de la responsabilité est celle de cette impossibilité.



I. La responsabilité d’être responsable

Un sujet n’est humain qu’à prendre et non pas à avoir la responsabilité d’être sujet – et par conséquent la question de l’humain n’est pas une fois pour toutes celle d’une nature commune mais à chaque fois celle d’un moment singulier. Cela signifie qu’il ne faut pas confondre le sujet métaphysique de l’attribution et le sujet éthique de l’imputation : la question est de reconnaître une causalité dans un cas, mais elle est reconnaître une autorité dans l’autre. Ce dont on a à répondre, en effet, c’est ce qu’on autorise. Pointons la disjonction entre autoriser et causer en disant qu’il peut à la limite être légitime d’imputer à quelqu’un quelque chose qui a lieu plusieurs millénaires après sa mort (par exemple Nietzsche et Heidegger imputent à Platon le nihilisme contemporain). On n’est pas responsable de ce dont on est la cause, puisque la nécessité est une sorte d’innocence (le nuage est-il responsable de la pluie ?) : on est responsable de ce dont on a pris la responsabilité – ce qui s’appelle proprement autoriser. Nous accordons volontiers qu’en fait, cela revient souvent au même (mais pas toujours : le commanditaire qui n’a rien fait est plus responsable encore que l’exécutant qui s’est sali les mains), autrement dit qu’on peut imputer à quelqu’un une réalité dont par ailleurs il est la cause. Mais la notion est bien différente, comme l’innocence d’une cause est différente de la responsabilité d’une autorité – comme le sujet de la métaphysique qu’il faudra nécessairement supposer à des actions est différent du sujet de l’éthique auquel on prendra la responsabilité de les reprocher.


Précisons. Le sujet de l’attribution, c’est la substance. En effet, rendre compte d’une chose, c’est supposer autre chose qui « se tienne en dessous » et qui ait pour être propre la nécessité de la première chose. Conformément à l’étymologie, le sujet qu’on dira de l’attribution est donc ce qu’on suppose aux attributs – et en cette supposition on peut saisir le noyau essentiel de la métaphysique. Mais le sujet de l’imputation ? On vient de le dire : il ne cause pas (ou alors seulement par ailleurs, c’est-à-dire en tant qu’on l’inscrit dans un repérage métaphysique). Non : il autorise. Qu’est-ce que l’autorité ? Ceci : la responsabilité de la responsabilité. Qu’est-ce qu’autoriser ? Pour l’objet, c’est l’installer dans une légitimité qui soit la sienne propre ; et pour soi, c’est fonctionner comme autorité. La substance s’oppose donc à l’autorité comme la métaphysique s’oppose à l’éthique. Et le sujet de l’attribution, il s’oppose à quoi ? Pour répondre, c’est-à-dire pour désigner le sujet de l’autorité, il suffit de regarder le mot : l’autorité, c’est le fait d’être auteur, et rien d’autre. Là où est l’autorité est l’auteur en tant qu’auteur (qui n’est pas forcément individuel : il peut s’agir du peuple, quand on s’interroge sur l’autorité de la loi). Le responsable d’une action, quand on la lui impute (responsabilité) au lieu de la lui attribuer (innocence), on dit qu’il en est l’auteur. On est forcément l’auteur d’une infraction, par exemple. L’attribution (métaphysique) s’oppose donc à l’imputation (éthique) comme le sujet substantiel s’oppose à l’auteur. On est le sujet de ses actions, mais on est l’auteur de ses actes : ceux-ci renvoient à une prise de responsabilité mais celles-là à une expression. Dans le premier cas, il s’agit d’une décision qui soit d’abord celle d’être responsable, dans le second d’une nécessité identique à son propre fait (il se trouve qu’on est ceci et que la conséquence ou la manifestation en est cela). Parce qu’elle est celle d’être sujet, la question de l’humain est celle d’être auteur.


Contrairement au sujet qui est toujours déjà là, puisque c’est le même de le reconnaître et de le supposer, l’auteur manque. C’est d’abord de manquer qu’il fait autorité : serait-il là qu’on aurait seulement affaire à une réalité de fait, un stupide et trivial « c’est ainsi » dont on ne voit pas en quoi il pourrait autoriser ou interdire quoi que ce soit[2]. Pour le dire banalement, l’autorité tient à ce qu’on vient de loin, de toujours plus loin (par exemple on ne pense l’autorité de la loi qu’à d’abord reconnaître l’impossibilité de jamais identifier le peuple à la population – autrement dit qu’à y apercevoir ce qu’on pourrait nommer « l’absent de toute politique »[3]). Si donc la question de la responsabilité est celle de la responsabilité qu’on prend d’être responsable, on ne peut la considérer comme un fait, même métaphysique, parce que cela impliquerait qu’on soit innocent et non pas responsable d’être responsable, que la responsabilité ne vienne pas du fond infini de la responsabilité : elle n’autoriserait rien et ne serait par conséquent responsabilité de rien, notamment pas d’elle-même.


Il revient donc exactement au même d’affirmer et de nier la responsabilité : là parce qu’on la ramène à son propre fait en contradiction avec sa notion qui est celle de faire autorité, ici parce qu’on en reste à au fait universel, inerte et stupide, de l’existence en général dont elle aurait été un moment illusoire. Entre la pire culpabilité d’être coupable et la plus originelle innocence d’être innocent, il y aurait ainsi une dernière identité de signification : la même insignifiance de tout à tout. La réflexion entérine d’ailleurs ce jugement : à plus ou moins brève échéance tout est finalement ramené à la même indifférence de l’oubli, en ce sens qu’il reviendra exactement au même d’avoir été innocent ou d’avoir été coupable, d’avoir été victime ou d’avoir été bourreau, d’avoir été ou de n’avoir pas été.


Eh bien, c’est précisément contre cette nécessité par ailleurs irrécusable que la notion de responsabilité a son sens : non seulement on n’est responsable qu’à la condition que personne ne réponde pour nous de ce qu’on a fait et de ce qu’on n’a pas fait, mais encore on ne l’est qu’à la condition que rien (aucun « c’est ainsi », aucune lucidité métaphysique de l’équivalence de tout à tout ou de tout à rien) ne vienne parer à l’impossibilité de la substitution que signifie l’idée d’être personnellement responsable. Le sujet de l’imputation résiste par son impossibilité au sujet de l’attribution enfermé dans sa nécessité – et c’est cette résistance, quand elle est imputée, qu’on appelle responsabilité : un sujet humain, qui est déjà sujet (de l’attribution), a pour affaire d’être sujet, et c’est en cela qu’il est un sujet. Il se tient très exactement là où reste en question comme sujet alors qu’il est déjà un sujet, c’est-à-dire là où il ne diffère pas de la question qu’il est pour lui-même, et qui est celle d’être sujet quelles que soient par ailleurs les réponses qu’on lui ait apportées.


Dire qu’il ne suffit pas d’être humain pour être humain, revient ainsi à rappeler qu’il n’y a d’existence subjective qu’en surplus d’un savoir qui ramènerait toute existence à l’irresponsabilité métaphysique d’un dernier « c’est ainsi » : on n’est humainement sujet que là où ça ne compte pas que le savoir soit satisfaisant – qu’il s’agisse du savoir de la responsabilité comme structure métaphysique ultime ou de la déconstruction de la responsabilité comme illusion psychologique et sociale. L’insistance de la question d’être sujet contre une réponse qu’on peut imaginer légitime à la question de ce que c’est qu’être un sujet est par conséquent la responsabilité même, par opposition à l’idée éventuellement juste qu’on peut en produire. Ainsi la responsabilité n’est pas plus l’effectuation de l’idée de la responsabilité qu’être sujet ne consiste à être un sujet. Et c’est à se faire le sujet de cette insistance d’être sujet contre le fait irrécusable d’être un sujet, et donc aussi contre le savoir dont cette reconnaissance est l’effectuation, qu’on prend (ou qu’on abandonne) la responsabilité d’être sujet ; on le fait toujourscontre l’innocence d’être un sujet.


Telle qu’elle se formule dans l’opposition réelle de l’éthique au métaphysique, la question que chacun reste pour soi fait de l’éthique l’ordre ouvert par l’insistance de cette question aux réponses qu’on peut y apporter . Cette insistance est, en tant que souffrance d’être en question comme sujet là où il devrait être normal d’être un sujet, sa responsabilité insubstituable et donc l’inouï de son humanité – dès lors qu’elle est la souffrance dont il porte déjà et encore la responsabilité, celle d’être sujet.


L’humain ne se joue donc pas dans la simple position de la question d’être sujet mais dans ce paradoxe que, pour insister dans son irréductibilité à toute réponse, cette question devait déjà être la nôtre pour qu’elle puisse le devenir : la responsabilité qu’on prend est une responsabilité qu’on avère. Seul un sujet a à être sujet, avérant ainsi qu’il était un sujet – et que de cela, il était sujet. C’est pourquoi la responsabilité est aussi bien prospective que rétrospective, aussi bien une garantie qu’une caution – à chaque fois d’être sujet. Ne peut en effet souffrir d’être sujet que celui qui était déjà sujet pour que cette inquiétude (qu’il ne suffit pas d’être un sujet pour être sujet) fût la sienne. L’impossibilité soufferte d’être un sujet est le réel de la responsabilité d’être sujet et il n’y a de responsabilité que dans l’impossibilité d’une substitution dont l’impersonnalité ou l’anonymat serait la limite – de sorte que c’est à souffrir de sa propre faute l’impossibilité d’être un sujet que la question d’être sujet est bien celle dont il s’agit d’être sujet. Ainsi sommes-nous faits d’une responsabilité dont on ne peut pas plus être innocent que contemporain, puisqu’on n’est responsable qu’à être d’abord responsable de la question insistante de la responsabilité, et par conséquent de sa propre souffrance en tant qu’on en est irréductiblement le sujet. Car ma souffrance est non pas ma situation objective et déplorable de victime mais déjà, encore et toujours mon affaire : celle dont j’étais, je suis et je serai le sujet. Cela signifie que j’en suis responsable à la fois au sens où c’est d’être sujet que je souffre, et au sens où elle sera ce que j’en ferai : une excuse pour me plaindre et démissionner en renvoyant aux autres (la nature, la vie, les parents, la société, Dieu, etc.) ma responsabilité d’être sujet, ou au contraire le noyau vide et inhumain de la réponse inutile que j’apporterai à ma propre question.
La question de la responsabilité d’être sujet est notre question, et son insistance contre toutes les réponses par lesquelles nous essayons d’y parer est, comme souffrance dont on ait encore à prendre la responsabilité, le réel de notre responsabilité. On ne peut donc pas dire que l’humanité dans son caractère problématique serait en quelque sorte un effet existentiel de l’exclusivité (elle-même métaphysique) de l’éthique et du métaphysique, parce que la notion de l’humanité, dès lors qu’on l’entend non pas comme responsabilité simple mais comme responsabilité d’être responsable, ne diffère pas de la prise de responsabilité de cette incompatibilité, par là même subjectivée depuis toujours. Chacun est sujet en lui de l’insistance de l’éthique contre le métaphysique, c’est-à-dire d’une souffrance que par ailleurs il méconnaît forcément, puisqu’il la subit. C’est précisément la notion de l’humain que l’exclusivité de l’éthique au métaphysique nous soit imputable au sens où c’est la responsabilité de chacun d’en être réellement sujet,et qu’elle ne soit pas attribuable à une nature impersonnelle des choses ou à des nécessités idéales dont nous serions à chaque fois la conséquence anonyme.


Si chacun était simplement un sujet, c’est-à-dire une effectuation de la réponse supposée satisfaisante à la question générale de ce que c’est qu’être sujet, il aurait sa responsabilité pour nature et serait donc innocent d’être responsable (c’est-à-dire qu’il ne serait tout simplement pas responsable). La responsabilité, en tant qu’elle est d’abord celle d’être responsable, doit donc s’entendre en acte, selon une rupture à l’encontre du savoir, qu’il ne s’agit par ailleurs évidemment pas de contester c’est-à-dire de remplacer par un savoir différent ou plus complet. La question du sujet est par conséquent celle de cette rupture qui n’est pas une récusation. Donnons une formule : le savoir est là, y compris le savoir de l’incomplétude du savoir et donc celui de la responsabilité comme effet de structure, mais cela ne compte pas. Le moment du sujet n’est pas le moment du non savoir, parce qu’il ne serait alors sujet de rien de concret et qu’on n’est pas sujet n’importe comment, mais c’est le moment où le savoir ne compte pas. Là où le savoir ne compte pas est le lieu propre de l’humain, car c’est là qu’on est au pied de son propre mur : le mur d’être sujet d’une responsabilité imputable et non pas attribuable. S’il y a un moment propre de l’imputation d’être sujet, un moment où il s’agisse pour chacun d’en prendre et non pas d’en avoir la responsabilité, alors il est en propre le moment singulier de l’humain.


Nous sommes des sujets, mais être sujet est notre affaire. Une « affaire », cela signifie ou bien une promesse, ou bien un encombrement. Chacun, parce que la responsabilité ne diffère pas de l’impossibilité de la substitution, est la promesse singulière d’une réponse inouïe à la question d’être sujet ; mais chacun, parce que les réponses dont tout le monde reconnaît la légitimité continuent de valoir dans sa réflexion, est par là même encombré d’une existence qui le singularise de manière aberrante. On vient de le dire : il y a un réel de la responsabilité qui est la résistance de la question singulière au savoir commun c’est-à-dire qui est une souffrance. On le voit très bien de ce l’exigence d’être sujet (l’éthique) ne corresponde absolument pas à l’exigence d’être n’importe quel sujet, ni en fait (questions des normes : nul n’est parfaitement ce qu’il convient qu’il soit), ni en droit (question des lois : nul n’est entièrement ce qu’il a le devoir d’être). D’un côté l’éthique, de l’autre côté la vie et la morale, et c’est pourquoi « ça ne va pas » d’être sujet : la responsabilité d’être sujet s’oppose à celle d’être normal ou vertueux comme l’impossibilité que le savoir compte (être sujet) s’oppose à la nécessité qu’il compte (être un sujet). Cette nécessité en acte est ou bien la vie impersonnelle comme effectuation des normes, ou bien la morale elle aussi impersonnelle comme effectuation des lois. L’éthique n’est pas normale et ne pas céder sur la singularité de sa propre question n’est pas une vertu. La question de la responsabilité d’être responsable n’est jamais celle d’avoir raison de l’être, ni de l’être comme il faut.


Dès lors chacun répondra ou pas de lui-même en répondant ou pas de l’irréductibilité de l’éthique (être sujet de la souffrance d’être sujet) au métaphysique (être un sujet) : ou bien il assumera que la responsabilité est identique à l’impossibilité de la substitution et qu’on n’est dès lors sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet, ou bien s’en tiendra aux savoirs que leur communauté suffit à rendre légitimes et qu’il s’agira à chaque circonstance d’exemplifier aussi normalement que possible. Le premier terme de l’alternative est que le savoir compte, le second qu’il ne compte pas. Et comme il n’y a de responsabilité que dans la possibilité qu’elle ne soit pas assumée (une responsabilité automatiquement assumée n’est rien d’autre qu’une irresponsabilité), il faut dire que c’est cette alternative qui, comme responsabilité en acte, constitue le moment originel de l’humain : celui où la question d’être sujet devient pour chacun une affaire. Le moment irréductible de l’humain n’est pas celui de la responsabilité qui est l’un des termes de l’alternative, mais celui de cette alternative même : prendre la responsabilité d’être responsable c’est-à-dire subjectiver que le savoir ne compte pas ; ou celle d’être irresponsable c’est-à-dire subjectiver qu’il compte – même si pour nous c’est contradictoire, puisque c’est encore et toujours d’une responsabilité à prendre contre tout savoir qu’il s’agit là. En acceptant une réponse forcément commune à la question forcément singulière qu’on est pour soi, on aura pris le parti de l’innocence contre la responsabilité – et on l’aura bien sûr fait avec les meilleures raisons, puisque la trahison de soi consiste précisément à donner au savoir l’autorité, c’est-à-dire la responsabilité de notre responsabilité.


La responsabilité étant son premier objet, il appartient au sujet d’être avant tout responsable d’être sujet. C’est le même de reconnaître cette notion et de refuser qu’être sujet soit la nature ou la condition du sujet, pour y apercevoir son « affaire » : on l’aperçoit, lui, au pied de son propre mur qui est celui d’être l’auteur c’est-à-dire le responsable de la responsabilité qui est la sienne. Auteur en effet il sera ou bien d’être le sujet insubstituable de l’imputation (on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet), ou bien d’être le sujet indéfiniment substituable de l’attribution – celui qu’on approuvera toujours et auquel on déniera par là même toute « autorité » parce qu’on aura raison de reconnaître les meilleures raisons au principe de son agir et même de son exister : en lui, c’est le savoir qui sera avéré comme responsable de sa responsabilité c’est-à-dire comme « auteur » du fait qu’il soit un sujet. La métaphysique est l’ordre de cette désinvolture, et c’est en ce sens c’est-à-dire dans la même définition de l’autorité comme responsabilité de la responsabilité, qu’elle s’oppose à l’éthique comme la nécessité que le savoir compte s’oppose à l’impossibilité qu’il compte.


Quand nous réfléchissons la notion de responsabilité, nous apercevons ainsi qu’elle porte d’abord sur elle-même et par conséquent qu’elle a pour réalité l’alternative de la responsabilité et de la désinvolture d’être responsable. Le savoir ne compte pas dans le premier cas et occupe la place du responsable de la responsabilité, de sorte qu’on est toujours excusé de tout et de n’importe quoi par les raisons dont la légitimité fait à chaque fois de nous un sujet – dès lors délivré de l’affaire d’être sujet. Et certes, si une raison est valable, elle vaut pour n’importe qui et réclame donc ce statut à qui la reconnaît, le délivrant par là même de l’affaire d’être sujet : il peut à bon droit être un sujet. Quel sujet ? N’importe lequel : celui que quiconque eût été s’il se fût trouvé à la même place.. Ce côté est celui du salut, à nommer ainsi l’accomplissement subjectif des meilleures raisons ou, si l’on préfère, la nécessité que toutes les raisons d’avoir raison s’y trouvent a priori ou a posteriori, même les plus paradoxales. De l’autre côté, rien – et notamment aucune raison de prendre la responsabilité d’être sujet (c’est-à-dire aucune raison qui serait responsable, en tant que valable, de cette prise de responsabilité qui n’en serait donc pas une). Toute l’énigme de la responsabilité tient dans cette dissymétrie.


II. La vérité du sujet est dans l’objet

Il se trouve qu’il pleut ce matin. C’est bien moi qui constate cette réalité et l’on pourrait sûrement dire que je suis responsable de le faire (certes j’aurais pu continuer à dormir et ne m’apercevoir de rien, ou maintenir fermés les volets de la maison pour ne rien voir du monde). Mais est-ce vraiment une responsabilité, dès lors qu’elle porte sur une réalité qui m’est parfaitement étrangère (il pleut : je n’y suis pour rien), qu’elle consiste en un acte que je ne saurais ni vouloir ni refuser (comment pourrais-je ne pas constater que de l’eau tombe du ciel et que le sol est mouillé, dès lors que je ne suis ni sourd ni aveugle ?), et surtout que j’en suis le sujet parfaitement interchangeable et indifférent (quiconque regarderait par la fenêtre en ce moment serait bien forcé de constater qu’il pleut) ? Non seulement il serait absurde de m’imputer la pluie de ce matin, mais il serait presque aussi absurde de m’imputer sa constatation : il est exact de dire que c’est moi qui constate, mais cette responsabilité qui est incontestablement la mienne n’en est pas vraiment une. De fait, je peux m’adresser ainsi à toute personne et lui dire : « regardez vous-même et vous constaterez aussi qu’il pleut ». Moi ou n’importe qui, quand il s’agit de la pluie, c’est donc pareil. Comment parler d’imputation, alors ? Car enfin, la notion d’imputation est avant tout celle de l’impossibilité de la substitution... En irait-il autrement avec un autre objet ? Faut-il un objet particulier pour qu’on puisse vraiment parler d’une responsabilité qu’on prendrait et pas simplement d’une responsabilité (paradigmatiquement : celle d’être un quelconque locuteur) qu’on assumerait ? Bref, y a-t-il des objets dont la reconnaissance impose qu’on soit sujet, par opposition à ceux qui, comme la pluie de ce matin, imposent seulement qu’on soit un sujet ?


L’exemple de la pluie montre qu’on ne prend pas la responsabilité d’être responsable à propos de n’importe quoi, parce que cela récuse l’impossibilité de la substitution qui est le premier principe de la responsabilité comme responsabilité d’être responsable. Refuser de séparer la question du sujet de celle de l’imputation, parce que c’est poser qu’on n’est sujet qu’à ne pas être n’importe quel sujet, revient donc à ne reconnaître la responsabilité d’être responsable qu’à propos de certains objets. On ne sait pas encore lesquels, mais on peut dire qu’ils doivent être distingués des autres (« pas n’importe quoi ») parce que la question de la responsabilité qu’ils suscitent est expressément celle de l’impossibilité de la substitution (« pas n’importe qui »). S’il est vrai que la question n’est pas celle d’assumer une responsabilité qu’on aurait pour nature mais celle de prendre une responsabilité qu’on a dès lors pour affaire, on se trouve ainsi contraint de devoir distinguer entre les réalités mondaines du type de la pluie pour lesquelles la responsabilité humaine est indifférente d’une manière qu’on pourrait dire transcendantale (que j’en réponde ou que je n’en réponde pas, pour la pluie et d’ailleurs pour moi également, c’est exactement la même chose), et d’autres réalités qu’on prendrait singulièrementla responsabilité d’admettre comme institutrices de notre responsabilité et dont on recevrait ainsi d’être responsable de sa propre responsabilité. En somme, ces réalités qui seraient seules à même de susciter une responsabilité d’être responsable (ce qu’on appellera pour chacun « être mis au pied de son propre mur ») doivent être conçues à partir de l’impossibilité éthique singulière d’être ce sujet indifférent de la réflexion qu’on est forcément par ailleurs.


Le sujet indifférent, en chacun, c’est le sujet du savoir : celui pour lequel valent les raisons qui vaudraient pour n’importe qui, autrement dit le sujet qui a toujours déjà fait du savoir le responsable de sa responsabilité (on dit qu’il s’en autorise). S’il y a des réalités telles qu’on se trouve mis par elles au pied de son propre mur d’être sujet, autrement dit sommé de s’autoriser de soi, elles devront donc avérer cette particularité étonnantes qu’en ce qui les concerne le savoir ne compte pas. En quoi elles sont inaccessibles au sujet métaphysique, celui du savoir, que nous sommes tous forcément dès lors que nous adoptons la position réflexive qui consiste à penser ce que n’importe qui aurait raison de penser. Impossible par conséquent d’arguer de la particularité de ces choses pour justifier, c’est-à-dire excuser depuis l’autorité de ce savoir, qu’on les reconnaisse. De telles réalités, on est donc sans excuse de les reconnaître : hors de toute raison de les préférer à d’autres, il faut décider. On peut alors convenir de les nommer « décisives ». L’appellation n’est pas métaphysique : qu’elle le soit, autrement dit que le caractère décisif puisse être objectivement repéré et donc universellement attesté, et il renverrait à ce sujet universel de la réflexion (« n’importe qui ») dont c’est précisément la responsabilité (comme responsabilité d’être responsable) de montrer la non-vérité. Il n’y a en effet d’autorité qu’à ce qu’elle ne soit pas celle de n’importe qui, puisque l’autorité est responsabilité de la responsabilité, et que le tout premier trait de celle-ci est l’impossibilité de la substitution. Pour qu’on puisse parler de responsabilité d’être responsable, et donc de responsabilité tout court, il est dès lors nécessaire que ce caractère décisif soit lui-même problématique : loin qu’il la constate ou qu’il la déduise, il faut qu’un sujet en fasse sa propre « affaire », qu’il en prenne la responsabilité et que pourtant cela ne soit aucunement arbitraire puisque la notion de l’arbitraire est expressément celle de l’irresponsabilité. Ce paradoxe qu’il faudra résoudre, on a compris qu’il est celui de l’aspect objectif de la responsabilité ou, si l’on préfère, de l’autorité (« être décisif », c’est bien faire autorité), laquelle n’est telle qu’en extériorité à toute raison justifiant qu’elle le soit. Ce qui revient à dire que si l’on a des raisons de s’autoriser de soi, eh bien, c’est de ces raisons qu’on se sera autorisé, et nullement de soi.


Rien n’atteste dans le décisif qu’il le soit, et par conséquent on ne peut le reconnaître qu’à prendre sur soi qu’il le soit, c’est-à-dire qu’à en décider ; mais d’un autre côté l’idée de décision arbitraire est contradictoire puisque par « décision » c’est le moment de la prise de responsabilité qu’on désigne. C’est en ce sens que la notion du décisif est énigmatique, pour l’instant. Il y a pourtant du décisif, parce qu’autrement la responsabilité d’être responsable ne serait finalement responsabilité de rien et donc pas responsabilité du tout. Chacun serait un sujet doté d’une responsabilité concernant ce qui peut lui être attribué (paradigmatiquement : des actions, bonnes ou mauvaises), mais il n’en serait pas sujet et la question d’une imputation insubstituable ne se poserait donc pas (il y aurait des actions, mais jamais d’actes). On ne fera donc pas l’économie de cette exigence, et on ne cèdera pas sur cette inférence : qu’il y ait de l’humain atteste de la réalité du décisif, si c’est bien d’être sujet d’être sujet, et non pas d’être un sujet, qu’on est humain (ou qu’on refuse de l’être).Et l’on maintiendra par conséquent la question de se demander de quels objets il nous appartient constitutivement (si tout sujet est d’abord sujet d’être sujet) de prendre librement la responsabilité…


Parce que l’impossibilité de la substitution concerne une responsabilité qu’il s’agit de prendre et non pas une responsabilité qu’il s’agit d’assumer, elle doit être pensée en termes d’événement et non pas de statut. Quelque chose a dû se passer pour que, la réflexion qui les confondait avec les réalités ordinaires ne valant plus ou n’étant plus possible, il ait fallu au sujet qui (n’était dès lors plus un sujet c’est-à-dire un étant ayant la « subjectité » pour nature ontologique ou métaphysique) qu’il prenne personnellement la responsabilité d’être sujet. Cet événement où il s’agira (ou pas) d’advenir comme sujet là où il n’y avait que la neutralité des savoirs et des places, forcément, il faut le concevoir comme une rencontre.


On ne confond pas la rencontre et l’expérience, bien qu’il leur appartienne en commun d’être une épreuve : dans l’expérience l’objet est assurément éprouvé mais c’est uniquement le savoir qui compte (après l’expérience, on note le résultat et on jette tout ce qui a permis de l’obtenir), alors que dans la rencontre c’est ce qui est rencontré qui compte, en tant qu’il laisse sa marque singulière dans celui qui a rencontré, et surtout en tant que cette marque laissée devient originellement constitutive de sa singularité personnelle. Pour qu’on puisse parler de rencontre et non pas d’expérience, il faut qu’on soit, depuis la marque laissée, celui qu’on avait à être depuis toujours et qu’on n’a pourtant la possibilité d’être que depuis cet événement qui vaut dès lors comme origine personnelle (d’où le sentiment que donne toujours la rencontre qu’elle est de nature destinale : puisqu’on est actuellement celui qu’elle nous a donné d’être, elle semble n’avoir pas pu ne pas avoir lieu). Une rencontre donne le sentiment qu’on accède à sa vraie condition de sujet, en somme, c’est-à-dire de sujet insubstituable pour son être de sujet. Exemple : celle que Kant a faite de la pensée de Hume. Ayant ainsi été décidé à être sujet par ce qu’il a pris la responsabilité d’avérer comme décisif, le sujet fait de son objet (le rencontré, par opposition à l’expérimenté) le lieu de sa liberté, c’est-à-dire de la distinction entre être un sujet et être sujet dont la responsabilité est proprement faite. C’est par exemple dans la lecture de Hume et pas ailleurs[4], et donc comme marqué par cette lecture, que Kant est devenu l’auteur que nous connaissons[5]. Disons l’essentiel : l’objet est le lieu de la liberté du sujet désormais insubstituable, la marque est le réel de cette liberté.


La question de l’humain, dès lors qu’elle n’est pas celle de la responsabilité mais celle de la responsabilité d’être responsable, n’est donc la question du sujet qu’à être originellement celle de l’objet. Un objet dont on ait, constitutivement pour soi, à prendre la responsabilité, c’est forcément un objet dont, à l’encontre de tout autre objet, le savoir n’est pas la vérité. Un objet quelconque a pour vérité le savoir qu’on en a. Par conséquent, s’il y a du décisif, il sera fait de leur disjonction : c’est précisément là où le savoir qu’on en a ne comptera pas qu’il faudra prendre une responsabilité qui dès lors sera celle de la vérité de cet objet, par là même avéré dans sa distinction.


Les réalités « décisives », dont la notion est par conséquent l’envers de celle de l’humain et dont la rencontre doit être pensée comme le moment singulier d’être humain, se donnent à reconnaître dans une distinction qui ne leur appartient pas objectivement (et qui nous excuserait de les distinguer), mais qu’on prend la responsabilité d’opérer entre le savoir dont, comme n’importe quoi pour n’importe qui, elles relèvent forcément, et ce qu’on peut convenir de nommer problématiquement leur « vérité ». Par « vérité », on n’entend ici seulement cette corrélation entre l’impossibilité que le savoir compte et la nécessité que la reconnaissance soit une responsabilité qu’on prend. On a ainsi une définition non métaphysique et purement opératoire de la vérité, aussi étrangère à une réalité factuelle à laquelle on se « conformerait » ou qu’on représenterait « adéquatement », qu’à un « entendement divin » (éventuellement actualisé comme « cité scientifique » ou « communauté humaine ») qui serait le lieu d’assurance pour la vérité d’être bien la vérité c’est-à-dire pour nous le lieu de l’irresponsabilité que la vérité soit la vérité. De ce point de vue seulement défini par le refus de céder sur la confusion entre être sujet et être un sujet, on peut donc faire équivaloir « décisif » et « vrai » et dire qu’il n’y a finalement de responsabilité que de la vérité – puisqu’elle est alors ce qu’on prend la responsabilité de reconnaître dans sa distinction relativement au savoir, c’est-à-dire à l’encontre des raisons qu’on aurait de le faire.


Les choses du monde ont pour vérité le savoir auquel elles peuvent donner lieu, mais si l’on nous accorde que la question du sujet n’est pas celle d’être un sujet (il l’est évidemment mais il a toujours déjà été répondu par le social à la question que cela aurait constitué), alors on nous accorde qu’il y a des réalités dont c’est le même de dire qu’elles ne valent pas pour n’importe qui ou de dire qu’elles n’ont pas pour vérité le savoir auquel elles peuvent par ailleurs donner lieu. Dès lors faut-il poser que la responsabilité d’être sujet se situe exactement là où le savoir et la vérité sont distingués.
Le moment forcément singulier de l’humain est celui de cette distinction : prendre la responsabilité de la vérité s’oppose à assumer le savoir comme la réalité décisive (qui nous met au pied du mur d’être sujet) s’oppose à l’objet quelconque (qui nous fait d’avance assumer d’être celui que n’importe quel autre aurait été à la même place), et comme la responsabilité singulière d’être responsable s’oppose à la responsabilité particulière qu’on est toujours déjà en train d’assumer comme n’importe quel sujet.

III. De la distinction du sujet à celle des sujets

La question du sujet désormais insubstituable est aussi bien celle de la distinction de son objet en tant qu’elle est origine pour sa propre distinction de sujet, pour l’impossibilité proprement éthique d’être n’importe quel sujet. Et réciproquement : c’est le même de s’interroger sur l’impossibilité d’être n’importe quel sujet, et de s’interroger sur la distinction de ce dont on reste marqué – de ce qu’on a pour liberté propre d’être marqué.


Insistons en effet sur cette corrélation de la marque et de la liberté d’être sujet, par opposition à la liberté qui définit tautologiquement n’importe quel sujet. L’exemple de Kant atteste d’une liberté dont on peut dire qu’elle est celle d’être Kant et non pas n’importe quel lecteur et qui est a posteriori identique au refus de céder sur la marque qu’a laissée en lui la lecture de Hume : elle le distingue du sujet quelconque que l’absence de marque nous aurait forcés à dire qu’il était (un lecteur enrichi par cette lecture). Autrement dit c’est exactement là où il est marqué par sa lecture de Hume que Kant est lui-même comme responsable de sa responsabilité : il fallait évidemment être Kant pour reconnaître dans l’Enquête sur l’entendement humain une nécessité qu’il faut bien dire singulière, puisqu’elle allait devenir celle de la Critique de la Raison pure. Qu’est-ce en effet que cette dernière nécessité, sinon celle, pour Kant, de ne pas céder sur sa responsabilité insubstituable ? On peut dire que ce moment a été sans le savoir celui de la décision du livre qu’on vient de nommer : le livre que celui qui n’était pas n’importe quel lecteur de Hume était seul à devoir et à pouvoir écrire…


« Seul à devoir et seul à pouvoir », telle est la formule de la responsabilité concrète : le dit de la marque.


Admettre qu’on soit sujet de sa propre responsabilité (la prendre comme a fait Kant par opposition à l’assumer comme fait aujourd’hui encore n’importe quel lecteur ou spécialiste de Hume), c’est donc lui reconnaître une origine (et surtout pas un fondement, dont elle serait alors l’expression innocente) dans une rencontre dont on tienne d’être librement soi-même, et qui soit dès lors celle de ce qui n’a pas pour vérité d’être ce qu’on sait qu’il est (en l’occurrence une doctrine empiriste susceptible de fournir matière à des exposés scolaires et à des gloses doctorales). Non : l’énigme du décisif est qu’il somme chacun de prendre sa responsabilité – sommation qu’on peut toujours éluder en cédant sur le caractère décisif de ce qui est en cause et donc en assumant une responsabilité qui serait celle de n’importe qui à la même place. C’est que toute rencontre est un « moment de vérité », en tant qu’on ne rencontre jamais que cet objet dont, sous l’appellation de « décisif », il faut faire l’agent de l’alternative subjective dont chacun est proprement constitué : être sujet de soi par là même inventeur de l’humain (Kant : celui qui décide du légitime et de l’illégitime dans l’humain…), ou être un sujet, par là même représentant de l’humain dont la définition n’est pas notre affaire[6].


La (prise de) responsabilité concrète est l’acte de cette distinction entre l’universelle nécessité d’être excusé et l’impossibilité singulière de l’être, en tant qu’il est uniquement approprié à l’objet : comme sujet de la vérité, on n’est pas le sujet du savoir qu’on est forcément par ailleurs, pour cette seule raison que l’objet décisif de la vérité ne peut être commis avec l’objet ordinaire du savoir. Présentons l’argument en langage moral : le savoir ne respecte pas l’objet dont il est le savoir, puisqu’il s’en prétend la vérité. Par cette présentation on montre la face objective du refus de céder sur la distinction du savoir et de la vérité : c’est le même d’avoir un objet rendant illégitime la prétention du savoir à en être la vérité, et d’être un sujet qui refuse de céder sur leur distinction.


Opposer la responsabilité dont on est fait (être un sujet) à la responsabilité qu’on prend ainsi d’être le garant de l’irréductibilité de la vérité au savoir, c’est se distinguer de soi-même – se distinguer de ce sujet pour n’importe quel objet qu’on est forcément par ailleurs. On peut traduire l’idée de la distinction des objets dans la formule suivante, valant ensuite pour le sujet : n’avoir pas sa propre réalité pour vérité. Si l’on veut parler d’éthique et non plus de vérité, on dira que cela ne renvoie à aucune prétention particulière du sujet mais uniquement à l’impossibilité, dont il est en quelque sorte fait malgré lui, de tolérer, en soi-même et chez les autres, que le rencontré soit mis sous l’autorité nivelante de l’excuse universelle de tout à tous qu’on nomme autorité du savoir – telle qu’elle se traduit dans le sujet ordinaire pensant qu’il suffit d’avoir des raisons de faire pour avoir le droit de faire, et inversement qu’il n’y a pas à faire là où il n’y a pas (a fortiori là où il ne put pas y avoir) de raisons de faire.


Maintenant, si nous réfléchissons la question, il faut dire que la distinction du sujet à lui-même est forcément distinction du sujet à ses semblables : parce qu’il y a des sujets qui s’autorisent d’eux-mêmes quand tout le monde s’autorise du savoir, l’alternative de la vérité et du savoir, c’est-à-dire de la responsabilité et de la désinvolture d’être sujet, devint une distinction entre les sujets. Du point de vue de l’objet, cela revient à différencier ceux qui ont pour affaire des réalités décisives, et les autres dont les affaires ordinaires plus ou moins importantes correspondent toujours aux raisons que n’importe qui aurait eues à la même place de les prendre à son compte.


On pourrait penser que cette opposition est morale parce qu’elle semble recouvrir celle d’être désintéressé et d’être intéressé. Mais ce serait oublier que les raisons morales sont des raisons (du savoir valable pour n’importe qui) et qu’en conséquence la question de ce qui est décisif (où il s’agit non pas d’être un sujet mais d’être sujet) est absolument étrangère à toute préoccupation de faire ou de vouloir le bien, d’être vertueux ou vicieux. Disons-le autrement : la responsabilité d’être sujet n’a absolument rien à voir avec celle d’être un bon sujet – laquelle appartient expressément à n’importe qui.


Quand donc la représentation fait de la distinction seulement impliquée dans l’idée d’être sujet une différence entre des sujets, ce ne sera pas pour mettre les bons d’un côté et les mauvais de l’autre, mais pour opposer ceux qui sont inexcusables à ceux qui sont d’avance excusés de tout. Il y a ceux qui ont toujours déjà pris la responsabilité que le savoir ne soit pas la vérité, et puis tous les autres qui n’ont, eux non plus, aucune raison de le faire, et qui ne le font donc pas. Personne n’a de raison de le faire, mais tout le monde a toutes les raisons de situer dans les raisons la responsabilité de sa responsabilité. Le commun est d’en rester là. N’est dès lors pas commun celui qui a pour existence de prendre sur soi qu’on ne confonde pas le décisif et l’ordinaire autrement dit celui qui prend la responsabilité d’être sujet, par opposition à celui dont il va de soi qu’il est un sujet.


Un sujet se définit d’être libre et cela constitue la condition commune, mais la question qu’on est pour soi est, comme responsabilité qu’on prend toujours déjà d’être sujet, est celle de la liberté d’être libre. Quand la critique de la réflexion nous apprend qu’est décisive une réalité dont la vérité ne peut pas être ramenée au savoir qu’on en peut avoir, cette même critique fait admettre que c’est toujours de la vérité dans sa distinction au savoir qu’on est responsable, et de la vérité dans sa confusion avec le savoir qu’on est irresponsable. Distinction de soi hors de soi, distinction de ceux qui ont donc la liberté d’être libre hors de la condition commune d’être à chaque fois un sujet[7].

Conclusion

Toute la question de la responsabilité à une première décision philosophique, qui est celle de faire équivaloir « humain » non pas à « sujet » mais à « sujet d’être sujet » ou, si l’on préfère une présentation négative, au refus de faire disparaître la question du sujet dans l’habituelle confusion du savoir légitime et de la vérité. Justement parce qu’il suscite la décision,l’objet que nous disons « décisif » ne constitue pas un fait, même idéal, dont l’exhibition suffirait à emporter l’adhésion : un contradicteur n’aurait qu’à prendre au mot notre argument d’une vérité de cet objet irréductible au savoir qu’on en peut obtenir, pour faire légitimement remarquer qu’il ne correspond à rien ! (« Les choses sont exactement ce que nous savons qu’elles sont, et si ce n’est pas le cas c’est simplement que notre savoir est insuffisant. ») Ce qu’assurément nous ne réfuterions pas au nom de la responsabilité, puisque telle est la liberté imputable qu’il s’agisse là non d’un fait universel (être un sujet) mais d’une prise de responsabilité singulière (être sujet). C’est que la question n’est pas celle de savoir si quelque chose correspond ou non à ce que nous disons, mais celle de l’alternative entre la liberté commune et la singulière liberté d’être libre : ou bien le savoir compte et la question toujours commune est celle de s’en autoriser pour être un sujet, ou bien il ne compte pas et la question toujours singulière est celle d’être sujet hors de tout savoir. Ou bien on est un sujet avec tout le monde, ou bien on est sujet sans soi, puisqu’on est soi-même forcément comme tout le monde. Telle est finalement l’alternative, née de la disjonction actuelle du savoir et de la vérité dans la responsabilité qu’on prend ou qu’on ne prend pas la responsabilité d’avoir reçue.



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NOTES :


[1] On vient de citer les exemples de Dieu ou l’Etat qui sont susceptibles d’être loués ou blâmés. Mais (sans qu’on aie besoin d’invoquer Spinoza pour appuyer l’argument) l’exemple éminent du sujet est la nature, laquelle est sujet en ceci qu’elle est relève d’elle-même quand toute chose identifie son être au fait de relever d’elle : qu’il y ait en général la nature est proprement un fait naturel (ou surnaturel, ce qui revient au même puisqu’on mentionnerait ainsi des degrés de naturalité qui relèveraient encore de la nature au sens général). Que la nature soit absolument étrangère à son propre fait alors qu’elle est tout par définition (elle est même le fait qu’il y ait tout), fonde l’idée d’un statut juridique que nous avons la responsabilité non pas de lui accorder mais de lui reconnaître. Il est donc philosophiquement fondé que des avocats de la nature puissent faire valoir ses droits et exiger la condamnation de ceux qui les auraient bafoués. La plupart d’entre nous en sont convaincus bien qu’une présentation aussi radicale puisse les choquer à cause de l’inévitable anthropocentrisme de la réflexion, car cela revient simplement à dire par exemple que ceux qui saccagent les océans (dégazage des pétroliers, etc.) ne commettent pas seulement une incivilité envers les autres usagers de la mer, auxquels par ailleurs ils portent tort de nombreuses manières, mais qu’ils sont proprement des criminels. Qui ne le voit ?


[2] C’est ainsi qu’il appartient constitutivement à l’interdit qu’il soit énigmatique dans son origine c’est-à-dire qu’il soit enté sur un principe manquant. Celui-ci serait-il là, comme dans les impératifs de la prudence, qu’il n’y aurait plus qu’un énoncé de fait déjà ouvert à la contestation, c’est-à-dire dont on aurait d’avance exclu qu’il soit respecté.


[3] La formule de Mallarmé pointe la souveraineté de la rose existant loin de tout, et donc d’elle-même, dans cette sorte d’autorité définitive qu’est la beauté.


[4] On simplifie, évidemment (on pourrait parler de sa lecture de Leibniz, de Rousseau et de bien d’autres auteurs marquants, mais aussi de son éducation piétiste, etc.). C’est qu’on n’est uniment sujet que dans la nécessité réflexive, ou alors dans l’ignorance de qui confondrait sujet et individu. On peut être « marqué » et donc donné à soi-même comme capable de vérité de multiples façons, successives et simultanées, parce qu’être sujet n’est pas une condition métaphysiquement assurée (il y aurait le sujet) mais à chaque fois un enjeu de stratégies multiples, dont c’est après coup, réflexivement, que nous dirons qu’elles étaient celles du même sujet dans une multiplicité de situations. La question du sujet éthique s’oppose précisément à celle du sujet métaphysique de ne pas être une question d’expression, comme on devrait le supposer en retrouvant le même sujet dans une multitude de situations et donc d’attitudes qui seraient alors ses « expressions ». On n’est pas par exemple sujet politique comme on est sujet moral, ni sujet de l’expérience esthétique comme on l’est des échanges économiques, etc. Autant de langages, autant de stratégies et donc de résultats de ces stratégies pour un même individu. Cela signifie qu’on peut être marqué dans tel ordre et parfaitement anonyme dans tel autre, voire être marqué dans des ordres différents et – idéalement – définitivement étrangers les uns aux autres. Cela dit, il reste un réel du sujet et donc une question qui lui est propre : la souffrance, dont on advient à soi-même de prendre la responsabilité, de ce qu’être sujet ne corresponde jamais à être un sujet (sous entendu : un sujet normal et légal de tel ou tel ordre commun). L’insistance de la question d’être sujet se fait toujours dans un ordre particulier de soi comme étant un sujet. Pour cette raison, tous les ordres ne sont pas équivalents et on peut parler d’une eidétique de la réponse à la marque du sujet à sa propre question (par exemple pour Kant il y a un privilège de la philosophie sur la géographie ou même l’astronomie). La multiplicité des ordres de subjectivation n’implique donc en rien leur équivalence : on est un sujet en beaucoup d’endroits, mais c’est seulement là où l’on souffre d’être sujet qu’on est en nécessité de sa réponse.


[5] L’histoire de la philosophie, comme suite d’auteurs, est entièrement faite de telles rencontres. En fait, c’est vrai de toute l’histoire humaine comme histoire de la culture, puisqu’il n’y a de culture que là où un auteur est en question quant à être un auteur, autrement dit quant à avoir pris, en un certain lieu décisif et depuis une certaine marque de rencontre que l’œuvre comme telle avèrera, la responsabilité d’en être un. Sa responsabilité sera celle que l’œuvre soit elle-même et non pas par son auteur (autrement dit : de sa propre responsabilité) une œuvre. En quoi on le nommera donc « auteur », si l’autorité est bien ce que nous avons dit (on voit qu’un auteur est tout le contraire d’un sujet qui « s’exprime », ainsi qu’il appartient à n’importe quel sujet de le faire). Là où il n’y a pas d’ « auteur », c’est-à-dire de nécessité d’interpréter au sens de marquer une prise de responsabilité d’être sujet dans une production de pensée (c’est notamment le sens du terme en psychanalyse et en musique), il n’y a tout simplement pas de culture, même s’il y a un grand savoir. La science n’est donc pas du tout un élément de la culture – sauf bien sûr si l’on décide de prendre ce terme en un sens anthropologique (tout ce qui est humain est culturel, et une culture est l’ensemble des caractéristiques d’une société), aussi trivial que le sens sociologique (une personne ignorant tout de la démarche scientifique et de ce que les sciences enseignent à propos du monde pourrait difficilement être classée comme « cultivée », puisque cette notion implique alors celle de généralité et de diversité). Quand on lit des revues scientifiques, on ne se cultive pas : on s’instruit.


[6] On peut prendre une multitude d’exemples dans une multitude de domaines de cette nécessité inhérente à l’objet décisif (sans méconnaître à chaque fois leur caractère partiel, bien entendu) Le Moïse de Saint Pierre aux liens met un certain visiteur devant l’alternative d’être un touriste cultivé, ou d’être Freud – de même (toutes proportions gardées) qu’une femme morte de froid en 1954 met un certain prêtre devant l’alternative d’être ému comme n’importe qui, ou d’être l’abbé Pierre.


[7] A notre connaissance, un seul philosophe a vu cette distinction : Descartes, quand il pense implicitement la générosité comme cette liberté dont la liberté elle-même et comme telle doit d’abord relever. Et il l’entend clairement comme distinction : il y a le commun des hommes, qui sont libres – et on en reste là ; et puis il y a les généreux qui, à cause de l’incidence en eux de l’origine comme origine, sont libres d’être libres – ce qui est tout différent parce que leur question n’est pas celle de ce qu’ils vont librement faire des choses (la même chose que tout le monde, forcément : la médecine, la mécanique et la morale), mais celle de ce qu’ils vont faire de leur liberté de faire librement quelque chose des choses (de sorte que la réponse commune importe en eux mais ne compte pas). Il n’ose cependant pas affronter sa propre idée et s’embrouille sur la question de cette origine : il admet d’une part le point de vue aristocratique en reconnaissant après Aristote que la générosité renvoie à une bonne naissance, et il cède d’autre part à la nécessité réflexive, que nous dirions démocratique, en affirmant que tout le monde est de toute façon concerné par la nécessité et donc la possibilité d’être généreux. Jouant tantôt sur la générosité comme idiosyncrasie tantôt sur la générosité comme vertu, Descartes ne peut donc obtenir le bénéfice que cette découverte aurait pu lui permettre de faire s’il l’avait rapprochée de son apport principale qui est l’idée de « marque » (analogue à celle « de l’ouvrier sur son ouvrage »), telle qu’il la développe en disant que c’est seulement d’être marqué (et par là distingué de sa propre réalité – laquelle peut consister à être libre) qu’on est capable de vérité. Peut-être aurait-il vu alors que la distinction qu’il posait au début, quand il reconnaissait la générosité être une idiosyncrasie, devait virer en distinction d’objets : il y a ceux dont le vrai est l’affaire, et il faut dire alors qu’ils ont pour question celle de la liberté d’être libre ; et puis il y a les autres personnes, celles qu’il faut dire communes parce que leur l’affaire est le bien et leur question celle de tout le monde, en réalité ou en représentation (l’obtenir pour la plupart, le faire pour quelques-unes). Bref, d’un côté l’éthique dont la question ne diffère pas de la singularité d’être sujet, et de l’autre côté la vie et la morale dont le sujet est expressément anonyme.



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